#7 Comment ne pas diluer sa mission quand on n'est plus maître à bord ?
Ben&Jerry's et Fully l'ont fait. Et tout plein d'autres choses...
Bonjour, bienvenue dans cette nouvelle missive de La Machine à sens, la newsletter qui parle de l’entreprise du XXIe siècle. Si un/e lecteur/trice bien informé/e vous a transmis cet email, je vous invite à vous abonner pour recevoir les prochains envois. Vous pouvez retrouver les précédentes newsletters ici.
C’est la rentrée et donc, reprise d’un format plus classique pour la newsletter. Si vous avez apprécié les quelques chroniques littéraires (osons le terme !) de ces dernières semaines, dites-le moi. Possible que j’en refasse à l’occasion.
Comme j’en suis encore au début de l’aventure avec cette newsletter, je teste encore quelques formats, donc n’hésitez pas à me partager vos commentaires, soit dans la section commentaires ou même tout simplement en répondant à cet email. Il arrive directement dans ma boîte !
Cette semaine, au programme :
93% des dirigeants oublient du WHY de leur entreprise
L’entreprise à mission et le label B Corp pourraient devenir des atouts stratégiques aux yeux des investisseurs et dans le cadre de rachats
Actus autour du Slip Français, Jamie Oliver, NEO Cremations et Bank of Australia
Avant goût d’un ouvrage à sortir sur les B Corps
On entre dans l’arène dans le débat sur la finalité de l’entreprise
Du côté des entreprises
Commençons par une étude de Christopher Michaelson, Douglas A. Lepisto et Michael G. Pratt publiée dans Strategy&, 93 % de dirigeants ne définissent pas le pourquoi de leur entreprise quand on les interroge sur la mission de leur société. C’est ce qui ressort d’une enquête menée auprès de 2000 dirigeants à travers le monde.
Une bonne mission se caractérise par la définition de quatre éléments : pourquoi mon entreprise existe (à quel besoin répond-elle ?), qui sont les principaux bénéficiaires visés par mon offre, que fait mon entreprise et comment. Il ressort que les deux premiers éléments (le WHY et le WHO) sont souvent oubliés. Savoir ce que fait l’entreprise et comment est évidemment très central, mais ce n’est pas ce qui est le plus inspirant et surtout, ce n’est souvent pas distinctif. Cela me rappelle une conversation avec Cyril Muntzer, président fondateur d’Ax’eau. Il m’expliquait qu’il y a quelques années, il présentait son entreprise de manière très experte en mobilisant les différentes techniques utilisées dans les interventions chez les clients. Il s’est rendu compte que cela ne parlait pas à beaucoup d’entre eux ; il a donc complètement retravaillé la présentation de son entreprise pour se focaliser sur le client et sur ses équipes. L’important n’est pas de savoir comment on répare un problème, mais qui on aide et pourquoi.
L’article parle de “purpose”, mais j’élargirais, éhontément j’en conviens, la réflexion à la définition de sa proposition de valeur, pas que celle de la mission au sens de la loi PACTE. J’en parlais déjà il y a deux semaines : savoir raconter l’histoire de son entreprise est essentiel tant cela peut embarquer toutes les parties prenantes. Cela se travaille, se co-construit, se challenge. C’est une matière vivante.
J’en profite pour faire un clin d’œil au cabinet Nuova Vista, qui s’est abonné en masse depuis la dernière missive (merci !). Société à mission, l’équipe a donc dû définir sa mission et je dois reconnaître qu’elle m’a bluffé :
Parce que, pour nous, chaque entreprise peut être une source puissante de solutions aux grands défis de la Société dès lors qu'elle considère sa contribution sociétale comme essentielle, nous accompagnons les organisations à définir leur contribution sociétale et à l'inscrire au cœur de leur projet.
C’est une illustration exemplaire de la mise en avant du WHY, du WHO, du WHAT et du HOW. Pour avoir déjà planché sur ce type d’exercice, je peux vous assurer qu’arriver à ce résultat ne se fait pas sur un coin de table un vendredi après-midi.
Dans cette missive, je voulais également évoquer un point que je pense très important pour les B Corps et les entreprises à mission : comment conserver sa trajectoire quand on se fait racheter ou qu’on devient minoritaire au capital ? J’ai bien conscience que le label B Corp et le statut d’entreprise à mission demandent une modification des statuts et donc protègent a priori les missions de la société. Mais, ce serait illusoire de penser qu’un actionnaire majoritaire n’a pas le pouvoir d’imposer un nouveau changement de statuts s’il estime que ces obligations sont trop lourdes ou non-essentielles par exemple.
Ce n’est toutefois pas une fatalité. Bien au contraire. Deux grandes leçons permettent de sortir par le haut. Tout d’abord, qu’importe la raison qui motive le rachat ou la levée de fonds, il faut prendre le temps de trouver le bon partenaire, celui qui acceptera de conserver les engagements initiaux, voire à les valoriser. Ensuite, il faut rester soi-même et ne pas se trahir même si l’on est isolé parmi les associés, au board ou dans un groupe. Dans le meilleur des cas, ce caractère différenciant peut d’ailleurs avoir un impact positif sur le nouvel investisseur et le faire évoluer dans ses pratiques. Deux exemples le montrent : Ben & Jerry’s et Fully. Je ne présente pas B&J’s. Ce que tout le monde ne sait peut-être pas, c’est que c’est une filiale d’Unilever depuis 2000. Fully est une PME américaine de mobilier de bureau rachetée l’an dernier par Knoll, grand groupe spécialisé dans le design de mobiliers.
Dans les deux cas de figure, ce sont deux entreprises de taille très inférieure qui se font absorber dans une galaxie qui les dépasse. Pourtant, les deux sont encore très activement des B Corps et ont même réussi à insuffler un peu de leur ADN dans les groupes dont ils font partie. L’acquisition de Ben & Jerry’s par Unilever a pris deux ans en partie parce que les dirigeants ne voulaient justement pas diluer leurs objectifs sociaux. Et ils ont réussi ! 20 ans plus tard, B&J’s reste une entreprise politiquement et socialement militante comme l’a encore montré son positionnement dans le mouvement Black Lives Matter. De son côté, David Kahl, fondateur de Fully, dans une récente interview pour le podcast Real Leaders expliquait :
C’est difficile de croître à la vitesse à laquelle nous étions sans avoir un influx de capital. Et c’est très difficile, en tant qu’organisation portée par une mission et des valeurs, de s’assurer que ce capital s’aligne avec nos valeurs.
Dans les deux cas de figure, les acquéreurs n’étaient pas des B Corps et chez Knoll, ce n’était pas vraiment dans le champ de réflexion, mais il y avait toutefois une convergence de valeurs. D’ailleurs, le choix de privilégier un grand groupe non-B Corp plutôt qu’un fonds d’investissement à impact n’est pas anodin. Pour eux, c’est un moyen de diffuser leurs valeurs de manière plus impactante. David Kahl le remarque déjà : la maison mère commence à prendre note de certaines initiatives et à en mettre en place certaines.
B&J’s a eu le même effet sur Unilever, notamment après l’arrivée de Paul Polman à la tête d’Unilever en 2009, qui s’est inspiré de pratiques en place dans sa filiale pour les répliquer dans tout le groupe. Plusieurs autres acquisitions de B Corps ont d’ailleurs été réalisées depuis. Cela se poursuit avec son successeur Alan Jope arrivé l’an dernier et qui s’est par exemple engagé à vendre les filiales qui ne seraient pas en mesure d’être utiles à la société. Et à terme, on peut penser qu’Unilever cherche une certification pour le groupe au global.
Globalement, ce n’est pas un combat simple à mener. L’idée que les entreprises doivent trouver le juste équilibre entre stakeholders (parties prenantes) et shareholders (actionnaires) n’est pas actée pour tout le monde. Un investisseur souhaitera toujours un ROI positif à plus ou moins court terme. Il peut être sensible à la vocation RSE de leur entreprise, mais ne pas y trouver son compte. C’est donc un parcours du combattant quand cet actionnaire n’est pas déjà complètement acquis à la cause, mais ce n’est pas un combat perdu d’avance.
Toutefois, la crise du COVID-19 et les nombreuses interrogations soulevés sur “le monde d’après” et l’accélération de grandes tendances qui s’en suit peut avoir un effet ricochet positif pour les entreprises à mission et les B Corps. Vis-à-vis des clients et consommateurs, bien sûr, mais vis-à-vis des investisseurs également. Il semblerait que ce type d’entreprise soit davantage capable d’absorber les chocs engendrés par des crises brutales et soudaines comme celle du COVID-19. Les fonds d’investissement à impact le perçoivent et face à des exigences ESG accrues dans les due diligences, des entreprises à mission ou des B Corps peuvent être de parfaites candidates et l’alignement de valeurs peut se faire. De même, certains groupes, qui peinent parfois à insuffler cette dynamique en interne peuvent trouver judicieux de racheter ou de devenir majoritaire au capital d’une entreprise à mission ou d’une B Corp. Le groupe Natura est dans cette dynamique, avec le rachat de Body Shop en 2017 et d’Avon en janvier 2020. Comme le disait le PDG de Natura Roberto Marques lors du rachat : “Notre aspiration n’est pas seulement de bâtir la meilleure entreprise de beauté au monde, mais la meilleure entreprise de beauté pour le monde.” Dans les décisions de rachat, on cherche toujours les bonnes raisons : complémentarité des activités, accès à un nouveau marché, accès à une technologie… On peut rajouter une nouvelle raison : aider le paquebot à s’orienter vers un pilotage plus RSE.
Qu’en pensez-vous ?
Autres infos
Ce n’était qu’une question de temps : Le Slip français va devenir une entreprise à mission. Son incontournable PDG Guillaume Gibault l’a expliqué dans un entretien à Fashion United. L’objectif est ambitieux, puisqu’il affirme que Le Slip français doit participer à “réinventer avec panache l’industrie textile française”. Cela passe non seulement par une discipline très forte au sein de l’entreprise et vis-à-vis de ses fournisseurs, mais aussi par un effort beaucoup plus global au sein de la filière. Il évoque ainsi la participation à des projets d’innovation collaboratifs et à des initiatives sectorielles, comme le Savoir Faire Ensemble. C’est intéressant de comparer cette approche avec celle de Faguo récemment devenue entreprise à mission. Quand eux insistent surtout sur l’empreinte carbone, Le Slip français met l’accent sur le produire local et la transformation globale de la filière. Pas étonnant, me direz-vous, puisque Faguo ne produit pas en France. Surtout, cela montre que le statut d’entreprise à mission est polymorphe et suffisamment flexible pour que les missions ne se focalisent pas spécifiquement sur les mêmes enjeux.
Probablement un des chefs les plus connus outre-Manche, Jamie Oliver a obtenu la labellisation B Corp pour son groupe, qui cumule plusieurs activités dans l’agroalimentaire. Il a mis une bonne année pour l’obtenir. Et j’adore comment il résume le fait que ce n’est pas donné à tout le monde :
It’s fucking hard. It makes the Inland Revenue look like pussycats. They are properly in your laundry drawer, getting into your pants, having a good look.
Il n’y a pas de secteur que le label B Corp ne peut pas toucher : la preuve avec NEO Cremations, entreprise de pompes funèbres outre-Manche. Ils veulent obtenir la labellisation et racontent leur parcours dans une série d’articles. Après la première évaluation, ils ont franchi la barre des 80 points (sur 200) nécessaires pour poursuivre l’aventure en obtenant 84 points. Ce premier billet vaut la lecture. Ils mettent en avant l’idée que cette labellisation peut participer à changer l’image de toute une industrie afin d’offrir un service plus abordable, professionnel (certes) et responsable d’un point de vue environnemental.
Bank of Australia a été certifiée B Corp au printemps. Un article sur le site se focalise sur le développement de cette communauté en Australie et en Nouvelle-Zélande (environ 10% des B Corps sont dans cette zone).
Du côté des idées
Quentin Mermet, que je mettais en avant il y a quelques semaines, s’est fendu d’un long article pour répondre à l’économiste Jean-Charles Simon, connu pour des positions assez traditionnalistes sur la finalité strictement financière de l’entreprise.
Christopher Marquis, professeur à l’université de Cornell, est en pleine promo pour son futur ouvrage Better Business: How the B Corp Movement Is Remaking Capitalism. Dans cet article pour la Stanford Social Innovation Review, il explique comme le mouvement B Corp essaie de toucher les grands groupes. Aujourd’hui, la très large majorité des labellisés sont des PME et des ETI. L’outil de diagnostic a été initialement conçu pour ses entreprises, mais a connu pas mal d’adaptations pour être plus adapté aux grands groupes, notamment avec l’appui de Danone North America. La lecture est intéressante et surtout encourageante pour la suite : le chemin est encore long, mais l’énergie déployé est énorme !
Sur cette dernière note positive, je vous dis à vendredi prochain pour la suite. Si vous souhaitez partager cette missive sur Twitter, tout est prêt ici. N’hésitez pas à partager cet email ou cette missive à votre réseau. Et pour finir, vos réactions sont très appréciées par un like ou un commentaire !
A vendredi prochain,
Vivien.