#5 L'importance de savoir raconter son entreprise
Chronique de 'L'Homme est un conteur d'histoires'
Cette semaine, je continue le régime estival avec un article consacré à l’ouvrage L’Homme est un conteur d’histoires d’Adrien Rivierre sorti l’an dernier aux éditions Marabout.
Je suis toujours très attentif à la manière dont une entreprise se raconte, les mots qu’elle emploie, l’angle qu’elle décide d’adopter. Parfois, tout cela est concocté par une agence de communication ou en chambre par le PDG et un consultant. Alors, cela ne dit rien de l’entreprise ; c’est du mission-washing : un texte qui ne reflète pas la réalité de l’entreprise et qui ne définit véritablement pas grand chose. Mais souvent, c’est un texte plein de sens, qui a nécessité du temps, l’implication de plusieurs collaborateurs et que l’entreprise s’emploie à appliquer dans toutes les facettes de son activité.
Toute entreprise cherchant à donner du sens à son activité, à travailler sa raison d’être ou à se diriger vers le statut d’entreprise à mission ou la labellisation B Corp doit consacrer les ressources nécessaires à ce récit.
Malheureusement, beaucoup de sociétés sous-estiment l’importance de savoir se raconter. C’est pourtant un très bon moyen d’engager les collaborateurs, de les fidéliser, de leur faire participer à un projet qui dépasse leurs tâches au quotidien. Quand on croit dans le projet de l’entreprise, son job du quotidien prend du sens, crée un collectif.
Forcément, cet ouvrage a attiré mon attention ! Je venais de finir Storytelling que j’avais trouvé très intéressant, mais diablement négatif sur le storytelling. L’ouvrage d’Adrien Rivierre prend un tout autre angle. Ce n’est pas un ouvrage business ; c’est un ouvrage éclectique puisant dans différentes disciplines, notamment l’histoire, la linguistique et la sémiologie.
L’auteur place le mythe au cœur de son argument. Pour reprendre la définition de Jean Bottero que Rivierre utilise, “un mythe est un récit fictif qui répond aux grandes questions que l’homme se pose quand il réfléchit à ses origines”. L’importance des mythes dans nos sociétés est extrêmement ancienne et se caractérise par notre pouvoir d’abstraction et notre capacité en tant qu’humains à prendre part au monde des idées ET au monde des images. Et le langage offre un champ inépuisable à la symbolique.
Rivierre rappelle à quel point les mythes sont essentiels à la cohésion de groupe : c’est une “colle sociale” pour reprendre Robert Dunbar. Il tire ses exemples chez les Grecs et les chasseurs-cueilleurs… bref, c’est ancré dans notre ADN depuis très longtemps. Evidemment, l’art de la manipulation n’est jamais très loin, que ce soit en politique (c’est le sceau de nombreux populistes et didacteurs) et dans le business, notamment par la publicité. D’où l’importance pour une entreprise de ne pas tomber dans le discours creux et déconnecté de la réalité.
Mais qu’est-ce qu’une histoire ? En somme, “c’est l’explication d’une série d’enchaînements : comment ce qui arrive dans un univers donné à des conséquences sur une personne qui essaie de venir à bout d’un objectif difficile et comment cette personne change en conséquence.” Pour une entreprise, je le traduirais de la sorte : comment mon activité permet à mon client de répondre à un réel besoin et lui permet de faire quelque chose qu’il n’aurait pas pu faire sans moi, ou qui le rend plus accompli, plus heureux, plus épanoui ou plus serein par exemple. Rivierre va beaucoup plus loin dans le détail d’une histoire et fait appel à différents schémas actantiels pour appuyer son propos. C’est parfois technique, mais toujours accessible.
Surtout, l’ouvrage permet de comprendre l’importance d’engager son auditoire : plus il est engagé intellectuellement et émotionnellement, plus les détails et descriptions sont riches, plus le lecteur/auditeur/collaborateur/client vivra l’histoire, se l’appropriera. Rivierre explique que les récits sont un “instrument psychologique” qui permet une fois intériorisés d’aborder le réel. Il ressort également que le récit est constitutif d’une bonne expérience vécue. Plutôt que de penser qu’un récit raconte une expérience vécue, certains, dont David Herman, affirment que c’est l’inverse. En y réfléchissant, je pense que les deux approches ont du juste, mais dans le business, il est vrai qu’un récit juste et inspirant permet de mieux apprécier l’expérience, que ce soit l’achat ou la consommation.
Je finirais par cette anecdote que relate d’Adrien Rivierre. Pour moi, elle reflète totalement la quête de sens au travail et la force d’une mission pour créer de l’engagement :
Sur le chemin de Chartres, Péguy s’arrête un jour devant un homme qui casse des pierres. Intrigué, il lui demande ce qu’il est en train de faire et l’homme lui répond : ‘Vous le voyez bien, je casse des pierres.’ Désespéré et épuisé, il ajoute : ‘J’ai mal au dos, j’ai soif, j’ai faim. Mais je n’ai trouvé que ce travail pénible et stupide.’ Péguy reprend sa route et aperçoit plus loin un autre homme qui lui aussi casse des pierres. Mais sa mine est enjouée et ses gestes pleins de vigueur. Péguy lui demande : ‘Que faites-vous, Monsieur ?’ Et l’homme de répondre : ‘Je suis tailleur de pierre. Ce n’est pas un travail facile, mail il me permet de nourrir ma famille et je travaille au grand air… Il y a des situations pires que la mienne !’ Plus loin, Péguy s’arrête devant un troisième homme arborant un grand sourire et travaillant avec un franc enthousiasme. Toujours curieux, Péguy lui demande ce qu’il fait. Et l’homme de répondre alors : “Je bâtis une cathédrale !”
L’Homme est un conteur d’histoires est un ouvrage étonnant, assez théorique et très bien documenté. Adrien Rivierre décortique fort bien la force des récits et leur importance dans nos sociétés, non seulement comme individu, mais comme collectif.
C’est un ouvrage que je recommande à toute entreprise cherchant à travailler ou revoir sa vision ou sa mission.
C’est tout pour cette semaine. A vendredi prochain pour une dernière livraison estivale autour d’un ouvrage.
Comme d’habitude, vos commentaires, likes et partages seront très appréciés.
Vivien.