#65 Etes-vous des moines ?
Et également décryptage de la mission de Ventoris (spécialisé dans l'aide aux freelances); le nouvel ISO 37000; état des lieux chez B Movement Builders; le nouveau job d'E. Faber va vous surprendre...
Chère lectrice, cher lecteur,
Voici la 65e missive de l’année et la dernière de l’année sous format “normal”. La semaine prochaine, elle sera 100% rétrospective 2021. Mais avant cela…
« Nous ne sommes pas des moines ». C’est une remarque que Lucas Bonnichon, co-fondateur de forlife. a faite dans un épisode, passionnant au demeurant, du podcast Harmony Inside. Le contexte ? L’échange portait sur la suggestion d’un consultant qui avait accompagné la marque de vêtement dans la définition de son “why?”. Il avait formulé une idée : eux qui sont sur un système de précommande de vêtements et un positionnement de ne pas surproduire, pourquoi ne pas pousser la démarche encore plus loin et ainsi ne pas inciter à la surconsommation, en limitant par exemple le nombre d’articles qu’un client peut commander par an ?
Après réflexion, les deux frères qui gèrent l’entreprise ont conclu que cette démarche ne convenait pas dans leur modèle de croissance.
Cela m’a interrogé : ce serait “être un moine” que de s’inscrire dans une démarche de limitation de la consommation. Outre que cela m’a rappelé la pique un peu mal placée de notre président sur les Amish quand il parlait de la 5G, une idée persiste dans l’inconscient collectif : refuser l’hypercroissance, la logique de croissance perpétuelle, ou l’innovation est associé à des images d’ascètes, de personnages en marge de la société. Rappelons tout de même que l’on doit beaucoup d’innovations aux moines que ce soit dans la culture des fruits et légumes, la médecine, ou le vin par exemple.
Mais, c’est un peu comme si deux mondes s’opposaient : celui où l’on veut grandir et grossir et celui où l’on reste petit et on s’astreint à un régime sec.
Le débat croissance vs sobriété reste pauvre. Si je file la métaphore sur l’alimentation, pendant longtemps, le débat portait également sur le manger trop et le manger moins. Aujourd’hui, nous avons évolué et parlons du manger mieux. Nous n’avons pas encore atteint ce niveau de maturité de débat dans les affaires.
Produire plus est associé à un modèle de croissance ; produire moins, à un modèle de décroissance. Entre les deux, il n’y a pas grand chose. Les positions des uns et des autres sont caricaturées et dans les deux camps, les idéologies prennent souvent le pas sur le sain débat.
Pourtant, des courants de pensée émergent. On parle aujourd’hui de l’économie régénérative par exemple dans laquelle les entreprises ne produisent pas autant avec moins, ou produisent moins, mais produisent mieux : elles visent à ce que leur production ait des retombées positives d’un point de vue socio-économique et en font un axe cardinal de leur développement et de leur stratégie.
C’est déjà l’idée que proposaient Michael Braungart et William McDonough dans Cradle to Cradle: Re-Making The Way We Make Things en 2002 avec “l’éco-efficacité” :
The key is not to make human industries and systems smaller […] but to design them to get bigger and better in a way that replenishes, restores, and nourishes the rest of the world. Thus the ‘right things’ for manufacturers and industrialists to do are those that lead to good growth for this generation of inhabitants and for generations to come.
Cela revient à prendre en compte toutes les externalités socio-environnementales de son activité et de considérer dans une approche globale que la croissance doit toujours reposer sur l’ambition de créer des externalités positives. Evidemment, cette lecture plus nuancée, plus riche et plus contraignante de l’économie est difficile à entendre pour ceux qui considèrent qu’il faut tout le temps grossir et croître, que ce soit pour avoir plus de poids, gagner plus de parts de marché, gagner plus d’argent etc. tout autant que pour ceux qui considèrent que produire ne crée que des externalités négatives par essence et que seule la réduction de l’offre et de la demande peut nous sauver.
Pourtant, ces deux positions sont insoutenables dans le premier cas pour nous assurer un futur désirable sur une planète vivable, et dans le second cas tout pour garantir le bon fonctionnement de notre économie de marché, système qu’on peut vertement critiqué mais qui va rester dominant pendant encore longtemps. Donc, débattons et acceptons d’évoluer ensemble !
Au sommaire de cette missive :
🔎 Décryptage de la mission de Ventoris (entreprise spécialisée dans l’aide aux freelances)
📃 ISO 37000, vous connaissez ? Probablement pas
⭐ “Le Jour d’après” chez Frey
🕵️♂️ Prise de pouls chez les B Movement Builders
👍 Quelques exemples d’entreprises qui prennent le chemin de la société à mission
🧗♂️ Emmanuel Faber va participer à la standardisation des indicateurs extra-financiers… côté américain
📝 Un décret ajoute la qualité de société à mission dans le SIRENE
👊 Ce serait “un leurre” de voir un lien entre les entreprises et l’intérêt général
🧠 Un peu de jus de crâne en plus
🎧 Mon son de la semaine : Baio - “Dead Hand Dub #2”
Du côté des entreprises
🔎 DECRYPTAGE DE LA MISSION DE VENTORIS.
Ventoris a une histoire assez singulière. Née comme association en 2000 sous le nom de “Créer en France”, elle est devenue une société commerciale en 2007. Elle a élargi son champ d’action au fur et à mesure du temps : d’abord entremetteur entre freelanceurs et entreprises, Ventoris s’est également activé sur le portage salarial ou encore le salariat à temps partagé. Le groupe vient de passer société à mission.
Avant de décrypter la mission, je salue les équipes pour le travail pédagogique réalisé. En une page web illustrée, ils parviennent à synthétiser ce qu’est la société à mission et ses différentes composantes. Je trouve cet exercice didactique important, car n’oublions pas que la société à mission reste encore confidentielle et que très peu de personnes savent exactement ce qu’elle recouvre.
La raison d’être :
Réduire les inégalités sociales dans le monde, en permettant à tout travailleur d'acquérir une autonomie professionnelle épanouissante, et à toute organisation de développer son activité avec les meilleurs talents, dans un environnement sécurisé, durable, et décarboné.
Tout un programme ! Une raison d’être doit, selon moi, trouver le juste équilibre entre l’inspirant et l’ancrage dans le quotidien. Ici, il y a un peu de grandiloquence, qui peut nuire à la clarté et à la force de la raison d’être. Une expression comme “réduire les inégalités sociales dans le monde” renvoie aux discours de startuppers qui veulent changer le monde avec une nouvelle appli. On enlève “dans le monde” et tout de suite, c’est plus recentré.
Je trouve judicieuse la manière dont Ventoris adresse ses deux principales parties prenantes : les travailleurs et les organisations. On comprend bien le rôle d’intermédiaire du groupe, ainsi que les objectifs recherchés. Toutefois, le lien n’est pas évident entre les inégalités sociales et l’activité de l’entreprise. J’ai une petite crainte sur la capacité de l’entreprise à porter cette ambition à terme, à moins qu’elle n’axe son développement futur sur les populations fragiles. En tout cas, en faisant une recherche sur le site, le terme “inégalité” n’est jamais mentionné. C’est donc soit une nouvelle ambition, soit une volonté de faire rentrer la raison d’être dans un enjeu social auquel l’entreprise pourrait prétendre.
Et petite incertitude sur le terme “environnement”. C’est potentiellement une syllepse, utilisation d’un même mot dans différents sens, mais je ne suis pas sûr. L’environnement pourrait renvoyer à ce qui nous entoure (climat, biodiversité, ressources naturelles), mais également à l’environnement de navigation sur la plateforme. En effet, l’environnement “sécurisé” renvoie à l’intermédiaire de confiance que Ventoris incarne. L’environnement “décarboné” renverrait au fait que l’entreprise cherche à décarboner son activité au maximum, parce que l’environnement extérieur restera forcément carboné—notre propre respiration génère du CO2.
Passons aux objectifs :
Contribuer à l’épanouissement professionnel de chaque personne
Agir en faveur de la neutralité environnementale des Affaires
Participer à la réduction des inégalités sociales
Promouvoir une responsabilité sociale, sociétale et environnementale en impliquant l’ensemble de nos parties prenantes
Les objectifs sont tout à fait cohérents avec la raison d’être. Toutefois, rédigés de cette manière, ils ne lui apportent que bien peu. Certes, les objectifs statutaires ne peuvent pas—et ne doivent pas—être trop opérationnels, mais ici, ils sont vraiment trop vastes.
Ils auraient dû apporter un premier niveau d’information sur le type de grand objectif que Ventoris envisage pour réduire les inégalités sociales. En l’état, l’objectif paraphrase la raison d’être et apparaît même moins engageant. L’utilisation d’expressions, telles que “la neutralité environnementale des Affaires”, est floue. Soit, c’est un concept maison qui mérite d’être plus explicité, soit c’est un problème de définition, car on parle communément de “neutralité carbone” ou “d’empreinte environnementale”, mais pas de “neutralité environnementale”. Idem pour le terme de “chaque personne” pour le premier objectif : vise-t-il les collaborateurs ? les freelances ? les deux ?
Je pense donc qu’il y a un travail complémentaire qui pourrait être notamment mené sur les objectifs pour les rendre plus ciblés, également plus core business pour l’entreprise et ainsi plus actionnables pour toutes les décisions de l’entreprise, puisque c’est l’ambition louable que Ventoris porte.
Cet exercice est spontané, mais vous pouvez me contacter si vous êtes intéressés par une démarche de construction ou évaluation de votre mission.
Vous pouvez également retrouver les 34 missions déjà analysées ici et mes 16 conseils pour passer société à mission ici.
📃L’ISO S’EMMÊLE.
Les normes ISO ont des vies plus ou moins couronnées de succès. Certaines sont connues de tout le monde et d’autres resteront dans l’anonymat. Qu’en sera-t-il de la norme ISO 37000:2021 ? L’organisation a publié il y a quelques mois la première norme internationale dédiée à la “bonne” gouvernance. Comment ISO définit-elle cette bonne gouvernance ?
[Cela] signifie que la prise de décision au sein de l’organisme est basée sur l’éthique, la culture, les règles, les pratiques, les comportements, les structures organisationnelles et les processus de l’organisme.
Cette nouvelle norme s’inscrit dans la mouvance du capitalisme des parties prenantes dans lequel les trois dimensions de l’ESG sont fondamentales pour la bonne conduite des entreprises. Ce schéma recense le champ d’application de l’ISO 37000.
Vous pouvez accéder à l’introduction de la norme sur ce lien.
⭐ LE JOUR D’APRES.
Il est utile de regarder le comportement des entreprises cotées étant passé société à mission. Elles sont peu nombreuses pour le moment et “l’expérience Danone” n’arrange pas. La foncière Frey fait partie de ce club restreint et semble plutôt bien naviguer en eaux troubles. L’entreprise a annoncé une augmentation de son capital numéraire d’environ 102 millions d’euros.
Frey a notamment pu compter sur ses quatre principaux actionnaires. Pourquoi cette opération ? Pour financer les projets de développement de l’entreprise. Comme quoi, société à mission et entreprise cotée ne sont pas incompatibles.
🕵️♂️ PRISE DE POULS DU B MOVEMENT BUILDERS.
Christopher Marquis, professeur à Cornell et spécialiste des B Corps, s’entretient avec les six entreprises impliquées dans le B Movement Builders afin de partager un retour d’expérience sur l’initiative et l’avancement des processus de certification dans ces entreprises.
Pour rappel, ce mouvement lancé l’an dernier par le B Lab vise à rendre le processus de certification B Corp plus compatible avec de très grosses structures. En effet, la certification est très plébiscitée par de plus petites structures et les grands groupes estiment que le processus n’est pas adapté à leurs spécificités. Au niveau français, on retrouve Danone, en tant que mentor, et Bonduelle, qui a récemment dévoilé sa raison d’être et qui vise à devenir B Corp d’ici 2025.
👍 C’EST POUR BIENTÔT.
Truffaut (enseigne de jardinerie), Swile (entreprise fournissant des tickets restaurants et tickets cadeaux), Trusteam Finance (société de gestion).
🧗♂️LE REBOND.
Emmanuel Faber est sorti depuis quelques mois de son silence après son départ de Danone. Il écrit actuellement son prochain chapitre en prenant la tête de l’ISSB (International Sustainability Standards Board). Dans le contexte tumultueux et géoéconomique de la standardisation internationale des indicateurs extra-financiers, la nomination d’un Français à la tête d’une institution américaine n’est absolument pas anodine…
Du côté de la politique
📝LA QUALITE DANS LE SIRENE.
Avec la création de “ProConnect”, équivalent pour les professionnels de FranceConnect, l’administration française fait évoluer les demandes d’informations requises dans le cadre du répertoire des données du système national d’identification des personnes physiques et morales et de leurs établissements (Sirene).
Le décret entrera en vigueur au 1er janvier 2022 et affecte à la fois les personnes physiques et morales. Pour les personnes morales, il leur sera notamment demandé de mentionner leur éventuelle qualité de société à mission.
Du côté des idées
👊 CA CRITIQUE FORT.
L’ESCP ne va pas embrayer le pas de ces acolytes toulousains ou lyonnais de sitôt et devenir une entreprise à mission. Elle compte en effet un certain nombre de critiques. Ceux qui suivent la newsletter depuis quelques temps se souviennent probablement de la diatribe de Frédéric Fréry. Clarence de Purpose Info nous avait même réunis pour débattre ensemble.
C’est au tour de Benoît Heilbrunn, philosophe et professeur en marketing, de dénoncer le lien entre entreprise et intérêt général comme “un leurre”. Extrait choisi :
En s’arrogeant l’idée de bien, il s’agit ni plus ni moins pour ces entreprises de faire la morale au sens propre et figuré en embrassant une mission qui est universelle, si ce n’est immortelle. […] C’est oublier un peu vite que le bien commun, en plus d’être une prérogative de l’Etat, est redevable d’une capacité collective à faire de la société un projet éthique de vivre ensemble. Or, rien ne dit que l’intérêt qui guide l’entreprise recouvre celui de l’intérêt général.
Je ne vais pas vous asséner un contrepoint en cette fin de newsletter ; je me contenterais juste de trois points :
le bien commun est une prérogative de l’Etat, dès lors que nous sommes en démocratie et dans un Etat de droit. Nous avons la chance de vivre en France où ces deux éléments sont vivaces, mais nous ne pouvons pas généraliser cela au monde ;
ce type d’argument laisse penser qu’une entreprise ne doit pas servir le bien commun. Pourquoi ? Une entreprise ne doit-elle que servir son intérêt particulier, qui en plus devrait presque être contraire à l’intérêt commun ? Vous concéderez que ce serait absurde…
pourquoi opposer l’Etat et les entreprises ? Nous sommes dans un monde diablement complexe (pardonnez la paresse intellectuelle de ce truisme), où tous les acteurs (pouvoirs publics, ONG, entreprises et citoyens) peuvent avoir un rôle à jouer et travailler de concert. Est-ce si difficile à penser ?
🧠 UN PEU PLUS DE JUS DE CRÂNE.
Cinq modèles d’organisation qui pourraient faire florès suite à la pandémie, dont l’entreprise réseau, l’entreprise ONG ou l’usine à la demande. A lire dans Capital
Quatre professeurs de l’EM Normandie se demandent si “la Grande démission” (traduction du mouvement américain “The Great Resignation”) arrive en France. Pour eux, oui, et une des raisons profondes serait la remise en cause de plus en plus fréquente du pacte social et moral aujourd’hui proposé par les entreprises. A lire dans The Conversation
On ne change pas sa culture d’entreprise par de la communication, mais en travaillant le management, le leadership et la définition des objectifs stratégiques, selon Michael Beer de Harvard. A lire sur le site de la Harvard Business School
L’émergence du poste de Chief Impact Office. Analyse à lire dans Les Echos
Mon son de la semaine
J’écoute le son de Baio depuis plusieurs années, mais je n’ai appris que récemment que derrière ce nom se cachait Chris Baio, le bassiste de Vampire Weekend. Il avance en toute discrétion, mais avec un sens du rythme, de la mélodie et de l’enchantement qui me séduit à chaque fois. Nouvelle preuve avec son dernier EP et surtout ce morceau !
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A jeudi prochain pour une missive 100% rétrospective 2021,
Vivien.