#45 Pour les entreprises, la curiosité est le meilleur des défauts
Les missions de La Poste, Vranken Pommery et Greenweez passées au crible / Bruno Le Maire est lyrique / Vive critique contre la société à mission et ma riposte
Bonjour,
J’ai eu le plaisir cette semaine d’animer une table ronde lors de la conférence USI (Unexpected Sources of Inspiration) autour du thème : “entreprises engagées : des rôles modèles ?”. Quelle joie d’échanger avec Dominique Buinier, directrice des opérations chez Octo et récemment nommée également directrice du développement durable, ainsi que Laëtitia Boucher, responsable développement durable chez Interface. L’échange était passionnant et je ne manquerai pas de vous partager le replay lorsqu’il sera disponible.
En aparté, nous avons beaucoup discuté tous les trois de plein de sujets, notamment de la curiosité. C’est un terme tout bête, connu de tous, qu’on utilise à tout va presque comme une injonction : “soyez curieux !” Presque dévoyé, ce concept est pourtant puissant et transformateur.
Revenons à l’étymologie du terme, qui offre un réel éclairage. La curiosité vient du latin “cura”, prendre soin. L’idée de prêter attention à quelqu’un ou quelque chose reste toujours un sens possible, mais rare. D’ailleurs, le terme curiosité a progressivement évolué pour évoquer la notion de recueillir des choses rares ou précieuses. Il faudra attendre plusieurs siècles avant que la curiosité soit associée à l’indiscrétion et qu’un dicton un peu bête émerge : “la curiosité est un vilain défaut”.
Ce retour aux sources illustre à quel point la curiosité porte à s’intéresser de manière très poussée, presque intime à ce qui nous entoure.
Depuis plusieurs années maintenant, je côtoie de nombreux dirigeants d’entreprise et j’ai remarqué que toutes celles et tous ceux qui ont une longueur d’avance sur leurs pairs avaient un point commun : ils étaient curieux, ouverts sur leur environnement. Au-delà des parcours professionnels ou personnels, des qualités de leadership, de la rentabilité de leur entreprise etc., c’est le trait distinctif qui différencie un dirigeant qui prend de la hauteur pour savoir quelle direction prendre. Le témoignage de Bernard Alfandari en est le parfait exemple : pour lui, un dirigeant doit être au balcon.
Cela vaut pour un chef d’entreprise, mais également pour n’importe quel manager ou collaborateur. La curiosité permet de ne jamais se reposer sur ses acquis, de garder ouvertes ses écoutilles et de pouvoir absorber en posture active, comme passive, des informations.
Mais, la curiosité, ça se travaille. On devient curieux et on le cultive. Il faut apprendre à se nourrir l’esprit, mais également à l’aérer. Ce sain nettoyage est souvent indispensable pour ranger et assimiler les informations engrangées.
J’entends beaucoup de gens se qualifier de curieux, parce qu’ils aiment creuser des sujets. Selon moi, ce n’est pas vraiment de la curiosité : c’est de l’assiduité.
La curiosité, c’est s’intéresser à plein de choses qui n’ont pas forcément de liens les unes aux autres, sans forcément qu’il y ait d’objectif prédéfini. Cette disposition d’esprit n’est pas évidente dans une ère de l’immédiateté et de l’urgence. Il faut accepter de prendre du temps pour se plonger dans des sujets divers, de lire des ouvrages ou des articles longs, d’écouter des podcasts d’une heure, de regarder des documentaires de 52 minutes, de faire un MOOC jusqu’au bout etc.
Cette curiosité est essentielle, parce que c’est elle qui met en appétit pour aller plus loin. Les sujets qui nous animent aujourd’hui en entreprise sont des sujets profonds, qui appellent à bouger beaucoup de lignes, que ce soit pour s’interroger sur le rôle de l’entreprise dans le monde actuel, sur la manière dont les enjeux climatiques vont bouleverser son activité etc.
On ne peut pas rester en surface. Il faut plonger dedans, accepter la technicité à laquelle vous allez faire face et ne pas renoncer. Alors, le champ des possibles s’ouvre à vous : votre cerveau est nourri et se trouve connecté à plein de sources d’informations différentes. Vous modifiez votre manière de voir les sujets que vous traitez ; et ces nouvelles lunettes offrent de nouvelles opportunités que vous n’étiez pas en mesure de voir avant. Justement, parce que vous n’aviez pas fait ce plongeon.
Tout part donc de la curiosité : un concept a priori connu de tout le monde, mais qui demande un curieux pour vraiment l’explorer et en découvrir les ramifications.
Au sommaire :
La Poste embrasse une mission large
On sabre la mission en silence chez Vranken-Pommery
Greenweez, une des premières plateformes de e-commerce, à passer à mission
Passage au vitriol de l’entreprise à mission et ma réponse
Une vision pragmatique et business de la raison d’être
Mon son de la semaine : IDLES - Damaged Goods
Du côté des entreprises
LA POSTE L’A FAIT. La raison d’être du groupe La Poste avait été révélée il y a quelques mois (missive #31). J’avais déjà signalé que je la trouvais très bien faite, claire, percutante, inspirante. La voici pour rappel : “au service de tous, utile à chacun, La Poste, entreprise de proximité humaine et territoriale, développe les échanges et tisse des liens essentiels en contribuant aux biens communs de la société tout entière”.
Le passage à la société à mission était une question de mois. Cela a été officialisé lors de l’AG du groupe le 8 juin. Comme la communication est tombée vendredi dernier, je n’avais pas eu l’info à temps.
Voici les quatre objectifs qui complètent la raison d’être :
contribuer au développement et à la cohésion des territoires ;
favoriser l’inclusion sociale ;
promouvoir un numérique éthique, inclusif et frugal ;
œuvrer à l’accélération de la transition écologique pour tous
Ils sont moins envolés que la raison d’être et on peut difficilement les critiquer. Ils sont peut-être un peu déconnectés de la raison d’être, même si l’inclusion de “biens communs” permet de capter à peu près n’importe quel sujet de société.
Peut-être plus étonnant est l’inclusion du “numérique éthique, inclusif et frugal”. Je ne savais pas que La Poste était engagée dans le numérique responsable sur ses dimensions environnementales et sociales.
Ce qui est intéressant, c’est que La Poste a fait le choix d’adopter une posture d’intérêt général absolu. Aucune partie prenante n’est privilégiée - on parle de tous -, aucun des objectifs n’est explicite sur qui sera plus associé. Bref, il s’agit d’embarquer tout le monde… attention, le risque à vouloir faire du bien à tout le monde en embarquant tout le monde sur tous les sujets, c’est de créer des déçus et des frustrés un peu partout…
SABRONS LE CHAMPAGNE EN SILENCE. Une nouvelle entreprise cotée est devenue société à mission. Quoi ? Vous n’avez pas vu l’info passer ? Mais pourtant, c’était partout ! C’est quand même fou que la cinquième entreprise cotée à passer à mission, vous l’ayez manqué. Mais, je ne vous en veux pas. C’est bien simple : je crois être le seul à en parler.
Vranken-Pommery, très grosse maison champenoise également implantée dans les vignobles portugais, est devenue société à mission lors de son AG début juin. Dans le plus grand silence médiatique. Aucune communication n’a été faite. Rien. Même mas demande d’information est restée lettre morte. On parle quand même de la maison propriétaire des marques Heidseick, Charles Lafitte, la cuvée Demoiselle et évidemment Pommery.
Je m’étonne de cette situation, d’autant que le groupe est le premier acteur majeur dans le vin à franchir le pas. Est-ce que ça fait tellement peur de passer société à mission quand on est coté ? Passons à mission cachés, restons à mission heureux ? Je ne sais pas. Difficile donc de vous donner la raison d’être et les objectifs définitifs. A priori, la raison d’être est la suivante le deck présenté en AG :
Promouvoir la qualité de ses Champagnes et de ses vins produits partout dans le monde, tout en fédérant l'écosystème dans lequel la société évolue : son groupe, ses collaborateurs, partenaires, clients et fournisseurs, et actionnaires.
Agir pour la protection de l'environnement et de la biodiversité, le développement durable, la préservation de l'identité des terroirs et de leurs spécificités, et plus généralement la protection du patrimoine dans une logique de développement à long terme.
Mais, cette formulation est un peu différente de celle présentée dans les textes de résolution. Le compte-rendu ne fait pas état de la formulation définitive. Vous commencez à connaître mon biais d’analyse. Je trouve cette raison d’être peu engageante. Le premier paragraphe ne peut pas être qualifié de raison d’être simplement parce qu’il cite toutes les parties prenantes. C’est simplement du bon sens commercial.
Le deuxième paragraphe est très vague. Il englobe tellement de sujets qu’il en devient peu crédible. Quelle est la spécificité de la mission que se donne Vranken-Pommery ? Je ne sais pas.
Cela se reflète dans les neuf objectifs qui semblent adjoints à la raison d’être, encore une fois les textes de résolution. On y parle de traitement des déchets, de limiter l’impact de l’activité sur l’environnement (euh c’est la loi…), de s’inscrire dans une stratégie de développement durable…
La vraie distinction est diluée : c’est celle de la préservation de l’identité forte de leurs terroirs. Je ne comprends pas pourquoi ils n’en n’ont pas fait l’alpha et l’oméga de leur mission. Tout part de ces terroirs.
UNE PLATEFORME A MISSION. Ce n’est pas très fréquent : une plateforme d’e-commerce vient de passer société à mission. Il s’agit de Greenweez, connu des amateurs de bio et de produits éco-responsables !
La plateforme, qui vient de lancer il y a peu sa marketplace, s’est donnée pour raison d’être : « Consommer mieux pour rendre le monde meilleur ». Pas la plus spécifique, dirons-nous. Je pense qu’à peu près tous les acteurs du retail, tous secteurs confondus, voulant passer société à mission, pourraient adopter cette raison d’être.
Elle s’est donnée trois objectifs :
Démocratiser la consommation responsable
Engager les collaborateurs au quotidien
Optimiser au maximum l’activité de Greenweez par rapport aux objectifs RSE
Ils ne m’emballent pas non plus beaucoup. J’espère qu’il ne faut pas passer à mission (et donc changer ses statuts pour une longue période) pour créer de l’engagement collaborateur. Idem sur le troisième objectif. Peut-être que ce sera détaillé dans des objectifs plus opérationnels.
Le premier objectif est beaucoup plus fort : “démocratiser la consommation responsable” est un formidable challenge. A leur place, j’en aurais même fait le socle de la raison d’être. C’est ça la boussole stratégique de l’entreprise pour les 15 prochaines années.
Si je tire le fil, c’est d’ailleurs, je pense, un des principaux axes qui sera discuté par le comité de mission, dont la composition a été révélée et qui me semble très, très solide. Un vrai comité stratégique !
La citation de la semaine
Aujourd'hui, nous avons un dialogue de l'inclusion de la responsabilité sociétale des entreprises, tout cela se passe très bien, c'est formidable, mais souvenons-nous des combats auxquels nous nous sommes trouvés confrontés, des oppositions radicales.
Nous allions tuer le capitalisme, nous allions ruiner l'économie française, nous allions conduire à leur perte les entreprises les plus profitables de France ; c'est à peu près ce que j'avais entendu à l'époque, il y a un peu plus de deux ans.
La réalité, c'est qu'une entreprise ne peut pas réussir, ne peut pas embaucher les meilleurs, ne peut pas attirer les jeunes si elle n'explique pas quelle est sa raison d'être. A quoi sert son travail, son profit, ses résultats ? Elle n'a aucune chance, demain, d'attirer les meilleurs à soi si elle renonce à donner le meilleur d'elle-même. C'est bien cela, la raison d'être, donner le meilleur de soi pour attirer les meilleurs à soi. (Bruno Le Maire, discours prononcé en ouverture de la 10ème édition des Dialogues de l'Inclusion et de la responsabilité sociétale des entreprises)
Du côté des idées
DANGEREUSE DÉRIVE ? Voilà un papier qui aura beaucoup circulé cette semaine. Frédéric Fréry, professeur à l’ESCP, vient de donner la référence parfaite pour toutes les futures analyses qui chercheront à citer un contradicteur de la société à mission, qui n’est pas un économiste.
Dans un article publié sur The Conversation et repris par La Tribune, il dézingue l’entreprise comme “une dangereuse dérive” :
La première mission d’une entreprise, c’est de faire son métier et de le faire bien, en dégageant une rentabilité qui permettra d’embaucher, d’investir, d’innover, de rembourser ses dettes et de payer ses impôts. Cela n’a rien de facile, c’est déjà admirable d’y parvenir, et cette fierté de l’accomplissement constitue une puissante motivation.
On ne peut faire plus clair. Et tout son argumentaire pour dire que la contribution sociétale la plus forte d’une entreprise est de payer pleinement ses impôts est d’ailleurs à lire. Vraiment.
Mais, quand il commence à parler de l’entreprise à mission, la pertinence de son propos s’effrite. Il ne connait clairement pas les dispositifs. Quelques exemples :
Derrière ses atours bienveillants et son discours inclusif, l’entreprise à mission constitue une dangereuse dérive. En effet, si l’entreprise devient politique, rien ne dit que les idéaux qu’elle défendra seront partagés par tous, et notamment par ses salariés, ses actionnaires ou ses clients.
Disons que sans l’aval des actionnaires, ça va être compliqué de faire valider une raison d’être et des objectifs inscrits dans les statuts… Au passage, si les salariés ne partagent pas les “idéaux” de l’entreprise, le turn-over risque d’être élevé… Que dire des clients dans le monde de la cancel culture, du name and shame, du boycott etc.
Donner une dimension politique aux entreprises, c’est accepter qu’elles puissent se mettre à défendre des idées conservatrices, éventuellement réactionnaires, voire extrémistes.
Disons que les idées extrémistes ne prennent a priori pas en compte les impacts sociaux et environnementaux de l’activité de l’entreprise, comme la loi l’impose…
Plus globalement, son “problème” est avec l’idée de donner un rôle politique aux entreprises. Et, je partage en partie son propos. Le risque est bien présent que certaines entreprises ne défendent pas des idées progressistes - enfin, je doute que beaucoup de sociétés prennent ouvertement position en faveur de sujets “réactionnaires”…
Mais, je pense qu’il se méprend sur l’utilisation du terme “politique” que je suis le premier à utiliser pour parler du rôle de l’entreprise dans la société. Il ne s’agit pas de rentrer dans l’arène politique - les entreprises le font déjà via le lobbying, soit dit en passant… - mais de participer à la vie de la cité.
Quand bien même les entreprises payaient pleinement leurs impôts, cela éradiquerait-il les problèmes d’insertion ? Cela solutionnerait-il le dérèglement climatique ? Cela règlerait-il les problèmes de discrimination ? Je peux continuer la liste…
Il est évident que toutes les entreprises n’ont pas vocation à devenir des sociétés à mission et personne ne leur demande. L’imposer, c’est dévoyer la démarche. Il s’agit d’accepter que le rôle de l’entreprise n’est pas déconnecté de la société : elle en fait partie et pas simplement parce qu’elle embauche des personnes et qu’elle paie des impôts.
LE CONTREPOINT. David Siarri, fondateur du cabinet The Advisers, défend une position tout autre dans une tribune pour Siècle digital. Pour lui, réfléchir sur sa raison d’être est devenu une nécessité business. Vision très pragmatique qui me gêne un peu, mais qui peut attirer les plus hésitants :
Trop d’inertie conduira à la triple peine : L’absence de raison d’être conduit à moins de dynamique collaborateurs, moins de clients à terme et de moins en moins d’occasions de financiariser ou de transmettre son affaire in fine.
A vos agendas
QUELQUES ÉVÉNEMENTS A VENIR. La Communauté des entreprises à mission organise deux événements dans les prochaines semaines :
22 juin : “L’engagement des collaborateurs : quelle place dans la société à mission ?” (webinaire)
8 juillet : “Entreprises à mission : 1ere rencontre avec les acteurs engagés de l’Ouest” (webinaire)
Le Medef Sud lance une formation pour les dirigeants de PME souhaitant développer une raison d’être ou passer société à mission. C’est un cycle d’un an qui commence en septembre.
Le son de la semaine
Une autre reprise pour cette semaine avec IDLES qui s’attaque au single mythique de Gang of Four “Damaged Goods”. Quand un groupe de punk revisite un morceau légendaire du post punk. C’est rutilant !
C’est tout pour cette semaine. Merci de votre lecture ! Vos commentaires, likes et partages sont le meilleur de faire connaître cette newsletter et toutes les initiatives engagées dont je parle.
Vous souhaitez échanger ou collaborer ?
Je suis effectivement un être de chair et d’esprit. Si vous souhaitez partager une actu, une analyse, faire du ping pong intellectuel sur vos réflexions, me conseiller une entreprise à interroger pour “L’entretien du mois”, réfléchir à des synergies, ou encore me conseiller de me pencher sur un sujet, vous pouvez me contacter par réponse à cet email si vous me lisez depuis votre boîte, par email ou via LinkedIn.
A jeudi prochain pour la prochaine missive,
Vivien.
Bonjour,
Merci de votre intérêt pour mon article.
Vous dites à mon propos "Mais, quand il commence à parler de l’entreprise à mission, la pertinence de son propos s’effrite. Il ne connait clairement pas les dispositifs."
Je ne prétends pas être un expert de l'entreprise à mission, mais en revanche j'estime très bien connaître le fonctionnement des entreprises. Certes, les actionnaires doivent valider la raison d'être. Cependant, si vous avez déjà siégé dans un conseil d'administration, vous savez que la plupart des actionnaires (voire des administrateurs) n'ont pas leur mot à dire sur beaucoup de décisions, loin s'en faut.
De même, vous dites "Quand bien même les entreprises payaient pleinement leurs impôts, cela éradiquerait-il les problèmes d’insertion ? Cela solutionnerait-il le dérèglement climatique ? Cela règlerait-il les problèmes de discrimination ?". Je ne dis pas que le fait qu'elles payent leurs impôts résout ces problèmes, je dis que cela donne plus de ressources à la puissance publique pour le faire (en tous cas bien plus qu'en cas d'évasion fiscale).
Mon propos se résume à l'idée que l'entreprise doit rester a-politique : elle doit respecter les règles, pas les fixer. Faute de quoi, les risques de dérapage sont réels
Bien à vous,
Frédéric Fréry