#90 Décryptage de la mission de Château Chasse Spleen
Analyse de la raison d'être et des objectifs de l'entreprise
Chères abonnées, chers abonnés,
Peut-être avez-vous remarqué une semaine blanche jeudi dernier. Le temps m’a manqué et j’ai préféré éviter de vous envoyer une missive rédigée “à l’arrache”. Mais, je suis de retour !
Ce mercredi, on va partir dans le bordelais où j’étais d’ailleurs la semaine dernière pour le décryptage de mission du Château Chasse Spleen, domaine bien connu de Moulis-en-Médoc. Il a facilement remporté le dernier vote. Avant cela, je vous sollicite pour le prochain décryptage entre Theotokos (site de rencontres) et Klaro (aide à l’identification des aides publiques).
Voici leurs raisons d’être :
Theotokos : “Tout mettre en œuvre pour permettre la rencontre qualifiée entre chrétiens visant l’alliance sacrée du mariage”.
Klaro : “Réduire les inégalités sociales et améliorer le pouvoir d’achat”.
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Je suis un grand fan de The National depuis très longtemps. C’est probablement un des meilleurs groupes de rock indé qui traverse les époques (le premier album est sorti en 2001). “All The Wine” est extrait de leur troisième album. Je trouve que ce groupe a le sérieux nécessaire pour déguster un bon cru bourgeois exceptionnel. Et accessoirement, ils viennent de sortir un nouvel album.
Le Château Chasse Spleen fait partie des très bonnes adresses dans le Médoc. Trop jeune pour être classé Grand Cru Classé (fondé en 1932, le classement existe et reste quasi inchangé depuis 1855), ce domaine fait toutefois partie de la petite caste des Crus Bourgeois Exceptionnels.
Les domaines viticoles se sont très peu engagés dans la qualité de société à mission (voir le décryptage de la maison Vranken-Pommery). Etonnamment d’ailleurs et je vous confesse qu’accompagner un domaine dans cette démarche est clairement en haut de ma liste ! Ceux qui me connaissent savent que je suis amateur de jus de raisin fermenté.
En tout cas, le choix de Chasse-Spleen de se lancer peut étonner, car ils ne sont pas avant-gardistes. Cela montre que le chemin de la société à mission s’adresse également à des entreprises qui ont envie de progresser et d’avoir un cadre pour structurer leurs efforts.
La raison d’être :
Issu du fruit du travail de nos vignes, notre vin est un produit culturel. Par lui, nous sommes des messagers du terroir médocain.
Sur ce territoire et au-delà, nous œuvrons ensemble à l’épanouissement de notre environnement naturel, humain et économique.
Le choix a été fait d’une raison d’être en deux phrases. Je le trouve judicieux et c’est souvent ma recommandation, même si elle n’est pas toujours suivie. Je trouve que cela apporte davantage de profondeur et que l’on peut avoir une phrase à mémoriser et une autre de complément.
La raison d’être est claire et simple. On comprend évidemment bien le métier de l’entreprise, même si la singularité de l’entreprise aurait pu être accentuée. A part la dimension géographique, il n’y a pas grand-chose qui fasse de cette raison d’être un cru unique à Château Chasse Spleen.
Peut-être parce que je suis amateur de vin, je trouve que le premier paragraphe est très intéressant. Les notions de “culture” et de “terroir” me semblent indispensables, surtout pour un domaine implanté de longue date.
Le second paragraphe me laisse plus circonspect, notamment en raison du “au-delà”. En quoi est-ce que “l’au-delà” œuvre à l’épanouissement de leur environnement naturel, humain et économique ? Ici, j’imagine qu’on prend en compte la France, mais également le reste du monde, car, comme beaucoup de crus à Bordeaux, l’export représente une part significative du chiffre d’affaires.
Mon conseil : Je suis hésitant à inscrire dans une raison d’être la dimension de développement économique, peu importe la formule. Déjà, parce que c’est la loi pour toute société d’être rentable, mais également parce que c’est induit : progressivement, on va vers un environnement économique où la pérennité des entreprises est liée à la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux. La raison d’être me semble assez peu opportune pour le rappeler. Toutefois, elle peut, voire doit, amener l’entreprise à s’interroger sur son business model, mais c’est une conséquence.
Le “ensemble” n’est pas beaucoup plus clair. Qui représente-t-il ? Souvent, c’est un moyen pour intégrer toutes les parties prenantes internes et externes. Mais, encore une fois, en quoi le “ensemble” participe-t-il à “l’environnement naturel” si on parle des négociants et des clients ?
Je suis par ailleurs un peu étonné que la dimension environnementale ne soit pas plus affirmée dans une dimension d’amélioration continue. Les vins de Bordeaux souffrent d’une mauvaise réputation du fait de leur retard sur les enjeux environnementaux (bio, biodynamie, collage, décarbonation etc.). Or, cet aspect ne ressort pas vraiment, d’autant que Château Chasse Spleen est juste HVE et beaucoup de polémiques circulent sur le laxisme qui entoure cette certification. Il aurait pu être pertinent de positionner le domaine comme un fer de lance du changement, aussi difficile soit-il dans le traditionalisme bordelais.
Les objectifs :
Entrainer notre écosystème vers une dynamique de développement durable et équitable
Cet objectif est très utile, car il positionne Château Chasse Spleen comme un acteur contributif. C’est néanmoins surprenant de l’avoir placé en premier d’ailleurs : une focale sur l’écosystème, plutôt que sur eux.
La dimension de « développement durable » est indispensable et paradoxalement, à part dans les vignes, l’univers du vin est en retard sur le reste (logistique, transports etc.). Je trouve la dimension « équitable » originale, car assez peu commune dans le secteur viticole. Les raisins étant élevés localement, je suis curieux de savoir ce que cela revêt, à moins que cela ne concerne les vendangeurs.
Améliorer et pérenniser les savoir-faire et le bien-être de l’ensemble des artisans de notre vin
Il y a pour moi deux notions différentes dans cet objectif : le savoir-faire et le bien-être. Sur le savoir-faire, la question est-elle d’améliorer ou de pérenniser ? Il faut espérer, qu’avec plus d’un siècle d’existence, la pérennisation ne soit plus un enjeu. En revanche, l’amélioration l’est, car l’univers du vin est en plein bouleversement, que ce soit à la vigne, dans l’élevage ou la vinification.
De l’autre côté, on parle du bien-être. On sait qu’en dehors des propriétaires de domaine et quelques postes bien placés, le secteur est assez, voire très précaire. Donc, cela peut s’expliquer.
Néanmoins, j’aurais scindé les deux aspects qui ne participent pas des mêmes efforts. L’un porte sur le métier, l’autre sur l’humain.
Maîtriser nos efforts sur l’environnement, la biodiversité et la santé
Je suis certain que le terme de « maîtriser » a été débattu. On met encore au même niveau différents aspects. Sur les aspects de santé, la loi Evin est assez rigide en France, donc la notion de « maîtriser » est peu appropriée. S’il s’agit de l’usage de produits phytosanitaires, vu la réputation de beaucoup de vignobles bordelais, on peut attendre d’un vignoble à mission d’aller plus loin que la maîtrise.
Sur l’environnement et la biodiversité, c’est assez similaire. Château Chasse Spleen est juste HVE. On peut s’attendre à ce que la dynamique soit d’accélérer les efforts, pas juste de les maîtriser, notamment quand on voit ce que des grands crus classés comme Château Pontet-Canet, de longue date, ou Château Ferrière, plus récemment, font.
Promouvoir le patrimoine médocain
C’est cohérent avec la raison d’être sur l’aspect culturel. Cet aspect est de plus en plus important en France, mais également à l’étranger. Cela passe souvent par des campagnes de communication et de l’œnotourisme.
Au global
✅ Il y a une bonne cohérence entre la raison d’être et les objectifs statutaires. Dans l’ensemble, tous les éléments de la raison d’être se retrouvent dans les objectifs et inversement. C’est un point essentiel d’une bonne mission !
✅ Plusieurs des objectifs sont bien choisis, parce qu’ils peuvent amener des interrogations profondes sur l’activité, notamment le premier sur l’équité et le dernier sur la promotion.
📶 Cette mission ne donne pas beaucoup de projection dans sa formulation. On parle peu d’une évolution des pratiques viticoles, alors que le vignoble bordelais souffre d’une réputation peu proactive sur ce sujet, voire a connu pas mal de scandales ces 10-15 dernières années.
📶 L’aspect environnemental semble assez conservateur. On parle de “maîtriser [les] efforts”, ce qui est peu volontariste pour une entreprise à mission. D’autant plus que Château Chasse Spleen n’est ni en bio, ni en biodynamie et cherche à accélérer l’exportation de ses bouteilles (pour lesquels les enjeux de poids et de transport sont importants).
📶 La mission est au final peu singulière. On comprend clairement qu’on est dans un domaine viticole médocain, mais qu’est-ce qui fait l’identité propre de Château Chasse Spleen ? J’aurais par exemple insisté sur l’ultra local. Le domaine est le fer de lance de son appellation, qui est peu connu à côté des mastodontes du Médoc, et, quand il s’agrandit, il rachète d’autres domaines locaux.
❓Un point m’interroge. La mission ne parle jamais des consommateurs. On peut imaginer qu’ils seront associés, mais c’est très implicite. Surtout, on a l’impression qu’ils seront en réception d’actions menées par le domaine, mais qu’il n’y a pas de volonté de les associer à la réussite de cette mission. C’est dommage.
⚠️Cet exercice d’analyse se veut pédagogique pour toute entreprise souhaitant devenir société à mission ou en cours de transformation. Je m’évertue à être critique MAIS constructif. Je valorise le travail fourni en interne pour aboutir aux missions décryptées et offre simplement un avis, que j’espère, éclairé.
Vous pouvez retrouver toutes les missions déjà analysées ici et mes 16 conseils pour passer société à mission ici.
Et si besoin, je suis à disposition pour échanger avec l’entreprise analysée.
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A demain,
Vivien.