Chère lectrice, cher lecteur,
Bienvenue dans la 97e missive de La Machine à sens. Une personne de votre réseau a eu la bonne idée de vous la transmettre ! Il ne reste plus qu’à vous abonner.
Le format sera un peu différent cette semaine. Tout d’abord, je souhaite vous associer un projet collaboratif en vue de la 100e missive. Vous êtes toutes et tous invités à y participer. Plus vous serez nombreux à contribuer, plus ce projet sera utile au plus grand nombre.
Ensuite, cette missive est très concentrée autour de l’édito qui traite de la notion de “durable” dans les raisons d’être. Comme je touche un peu à un des totems des raisons d’être, mon argumentation est un peu plus détaillée que les éditos habituels. Cette missive risque d’ailleurs de tomber dans la catégorie des “Essentiels” (pour le moment constitué du seul article sur la différence entre société à mission et RSE). J’ai tout de même laissé quelques chiffres marquants, un peu de jus de crâne et le son de la semaine pour la fin.
Bonne lecture et vos retours seront précieux !
Edito
Dans mon rapport 50 Nuances de missions. Comment les entreprises se saisissent de la société à mission, il ressort que le terme “durable” est celui qui revient le plus souvent dans les raisons d’être. Il est fréquemment accompagné de “société”, “monde”, “environnement” ou “économie”. Je le vois encore beaucoup dans les raisons d’être que j’analyse ou dans les réflexions des clients que j’accompagne. Je ne vais pas me faire beaucoup d’amis, mais cessons d’utiliser le terme “durable” dans les raisons d’être.
Durabilité faible vs durabilité forte
Tout d’abord, revenons sur la définition du “développement durable”. Sa première définition largement acceptée date du rapport Bruntland en 1987 : c’est “un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs”. Elle reste encore d’actualité. Le sommet de Rio en 1992 a consacré les trois piliers du développement durable : économique, social et écologique. En 2015, l’ONU détaille les 17 Objectifs du développement durable, qui doivent être atteints d’ici 2030 pour surmonter les défis auxquels nous faisons face et pour parvenir à un monde meilleur.
En théorie donc, le “développement durable” repose sur une approche tripolaire où économie, social et environnement sont intrinsèquement liés. Il faudrait donc chercher un équilibre continuellement précaire afin qu’un de ces pôles ne vienne pas endommager les autres “durablement”…
Dans les faits, la situation est plus complexe. Il existe deux notions de la durabilité : faible et forte. L’approche est un peu schématique, mais elle repose sur l’équilibre entre capital humain et capital naturel. Une durabilité faible implique une domination du capital humain sur le capital naturel. Ainsi, on accepte qu’une amélioration du capital humain (bien être, pouvoir d’achat, confort etc.) se fasse au détriment du capital naturel. Cette vision s’inscrit sur un temps long : permettre un niveau de vie égal, voire supérieur, d’une génération à l’autre.
La durabilité forte considère que le capital humain et le capital naturel sont complémentaires et non interchangeables. Dans cette conception, l’environnement remplit des fonctions que l’homme ne peut pas reproduire ou ne devrait pas endommager. Ainsi, dans la transmission intergénérationnelle, léguer un environnement dans un état égal ou meilleur qu’on l’a trouvé est aussi essentiel que le niveau de vie.
Pour l’entreprise, cette durabilité forte et faible se traduit concrètement. Une durabilité faible s’appuie par exemple sur l’extraction de minerais pour produire tout un tas d’appareils dont nous avons plus ou moins besoin, mais qui nous apparaissent de plus en plus indispensables à un bon niveau de vie (smartphones, objets connectés, grands écrans etc.). La durabilité forte a notamment amené aux principes de recyclabilité et d’économie circulaire : pourquoi extraire des matières premières quand on peut réutiliser des produits jetés ?
Si c’était si simple… Souvent, ces deux principes cultivent une forme de tiraillement : on va avoir une partie d’un produit qui est en matériaux recyclés, mais d’autres composants nécessitent une extraction. Pour développer une activité à but vertueux d’émancipation économique dans certains pays du monde, on va démultiplier le nombre de déplacements en avion et d’importants transports de marchandises produites ailleurs. Je pourrais continuer la liste.
La durabilité et le développement durable sont donc un jeu permanent de compromis.
Ambiguïté d’un concept fourre-tout
Surtout, chacun y met sa définition. On a souvent tendance à privilégier la dimension environnementale du développement durable au détriment des enjeux sociaux. Il suffit de prendre deux exemples. Lorsque les entreprises utilisent les ODD pour réfléchir à leur démarche RSE, beaucoup considèrent les objectifs environnementaux avant tout. Les objectifs sociaux se limitent souvent aux équipes, mais la réflexion n’est pas poussée suffisamment loin pour penser à des populations plus lointaines, comme les conditions de travail ou de formation des salariés des fournisseurs. Idem pour les raisons d’être. La dimension durable intègre très régulièrement les enjeux environnementaux (parfois, on parle même juste du climat), mais moins des enjeux sociaux (au-delà des équipes).
Cette pluralité d’interprétations et cette tension permanente entre les différents piliers du développement durable en font un concept peu opérant pour des raisons d’être.
Lié à cela, le terme de “durable” est ambigu. Dans le langage commun, ce qui est durable dure dans le temps. C’est constant, stable, immuable. Cela n’appelle pas à changer, mais davantage à s’assurer que les conditions actuelles demeurent. On cherche donc à maintenir quelque chose d’existant que l’on estime satisfaisant dans son état actuel.
En entreprise, durable peut être synonyme de pérenne. On va donc chercher à mettre en œuvre les conditions de pérennité de l’entreprise : on réagit aux mutations quand on n’a plus le choix, car cela déstabilise ; ou on modifie très progressivement pour ne pas agresser un système qui fonctionne mais qui ne pourra pas tenir tout le temps sans trop savoir quand il craquera.
Le changement est subi et intervient en réaction à une prise de conscience ou à des pressions externes qu’à un moment, les conditions du succès actuel disparaitront. Mais, dans un système où prévoir, anticiper et penser le long terme sont si difficiles, l’inertie et les rentes de situation prédominent.
Un concept essoufflé
Autre point essentiel, le “développement durable” est un concept essoufflé. On en parle de façon répétée et systémique depuis une quarantaine d’années et pourtant, on peut difficilement affirmer qu’un nouveau paradigme se soit installé dans nos sociétés (surtout en Occident). La pandémie est en plus venue saper de nombreux efforts et progrès. L’ONU signalait dans son rapport de progrès de l’atteinte des ODD en 2022 que des régressions étaient désormais notables. On peut présumer que les conséquences de la guerre en Ukraine sur les prix de l’énergie et des matières premières ne vont pas arranger la situation…
Sur les enjeux climatiques (à défaut de pouvoir les mesurer aussi finement sur la biodiversité par exemple), l’heure n’est plus vraiment au “développement durable”, mais à la bifurcation. Il ne s’agit plus de savoir comment on va pouvoir continuer à faire comme avant dans un environnement limité, mais comment faire différemment et parfois plus la même chose.
Alors que dire ?
La critique est facile, mais la solution l’est moins. A minima, on peut privilégier le terme de soutenable. Il est un peu moins galvaudé, mais surtout il traduit une pression, une tension, une urgence qui pèse sur le système actuel pour reprendre la logique d’un récent rapport de France Stratégie. Donc, il positionne l’entreprise dans un engagement plus fort, plus profond.
Egalement, il s’accorde moins aisément avec des termes comme “société” ou “monde”, ni ne fonctionne très bien en adverbe, donc cela oblige l’entreprise à davantage de créativité. Toutefois, “soutenable” n’est pas forcément moins flou que “durable”.
L’autre option est de ne pas tomber dans la facilité (ça y est : je l’ai dit). Ces adjectifs recouvrent tellement de définitions et de connotations différentes qu’ils n’ont plus de force et peuvent amener à des interprétations différentes, voire des désalignements. Pourtant, les entreprises mettent souvent des réalités et des engagements concrets, voire des convictions derrière ces termes. Donc, explicitez-les ! Parfois, cela se traduit par une raison d’être plus longue, mais tellement plus concrète, engageante et inspirante. “Plus vraie”. D’autres fois, c’est une saine contrainte qui appelle à penser sa raison d’être autrement en centrant sur l’essentiel ou en étant plus imagé.
Soyons lucides : quelle entreprise à mission ne s’engage pas à contribuer à “un monde plus durable” ? Rappelons d’ailleurs que la loi oblige désormais toutes les entreprises “à prendre en considération les enjeux sociaux et environnement de [leur] activité” (art. 1833 du Code civil). Donc, pas la peine de le mettre dans la raison d’être : c’est désormais dans la loi.
En excluant “durable” de votre raison d’être, vous vous obligez à être plus essentiels, plus précis, plus authentiques, plus singuliers et donc plus impactants. Cela déterminera également un cadre plus clair pour vos objectifs statutaires (vous pouvez même y mettre durable si vous voulez vraiment) et la déclinaison opérationnelle de votre mission.
🔢Les chiffres qui marquent
2 700 000 000. C’est le nombre de personnes dans le monde qui n’ont pas accès à Internet selon les données de l’Union internationale des télécommunications, soit un tiers de la population globale.
2,19. C’est le pourcentage de l’impact économique du surpoids et de l’obésité sur le PIB mondial, selon une nouvelle étude publiée dans BMJ Global Health. Pour info, en France, le surpoids (défini comme toute personne ayant un IMC supérieur à 25) et l’obésité coûte 1,85% de PIB.
Du côté des idées
🧠UN PEU PLUS DE JUS DE CRANE.
Qui est responsable de la culture d’entreprise ? Les fondateurs, les DRH, les VP People & Culture (nouveau métier qui émerge) ? Vincent Aboyans et Patrick Vignaud de B-Harmonist creusent le sujet.
Dans les entreprises familiales, comment allez au-delà de la vision du fondateur ? Réflexions utiles de Dennis Jaffe dans un article pour la Harvard Business Review, surtout si vous êtes un.e possible successeur à plus ou moins long terme.
Au cœur de la course à l’énergie et à la conquête de nouvelles sources d’approvisionnement, le GNL occupe une place de choix. Brillant article du Monde (pour les abonnés) qui explique tous les enjeux associés.
J’anticipe de la déception chez certains : selon une nouvelle étude, non, le cannabis ne permet pas d’être plus créatif ; il influence simplement l’impression qu’on l’est. Ce n’est pas pareil…
Mon son de la semaine
Moderat est un groupe électro un peu hors norme. Très innovant dans ses choix musicaux et mélodiques, ce duo ne tombe jamais dans la facilité de la recette qui marche. J’ai redécouvert un morceau de leur premier album sorti en 2009. “Les Grandes Marches” est une danse cosmique entre des guitares aériennes et des beats qui font trembler le sol. Somptueux !
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A la semaine prochaine,
Vivien.