#84 Concept utile : les soutenabilités
Bon cadre pour penser toutes ses actions en entreprise / Décryptage de la mission de Terre d'Oc et plein d'autres actus et analyses (12 minutes)
Chère lectrice, cher lecteur,
Bienvenue dans cette 84e missive de La Machine à sens. Ce n’est pas une semaine très enthousiasmante. Il n’y a que des données de l’extrême : sur les températures, sur les décès liés à la pollution, sur des algues nocives, sur des plongées de la Bourse etc. Et pourtant, il faut continuer à croire qu’on peut collectivement trouver des remèdes à ces maux, qui sont tous le résultat de nos choix et de nos actions.
Un petit mot sur le rapport des 50 missions. Il est quasi terminé. J’attends les derniers retours des relecteurs. Il sera en ligne la semaine prochaine. Mais, c’est le retour des décryptages de la semaine.
Au sommaire :
💭Edito : pensons les soutenabilités de nos actions
🍵Décryptage de la mission de Terre d’Oc
💡Un nouvel exemple de fondation actionnariale
⏪Je fais ce que je dis, mais seulement quand tout va dans mon sens (devise revisitée à ma sauce de BlackRock)
🧮Quels sont les mots les plus utilisés dans les raisons d’être ?
👏Tout près d’un congé menstruel en Espagne
😭Quatre tristes records en 2021
📕Entreprise & Progrès veut pousser les entreprises vers plus d’impact
🧠Un peu plus de jus de crâne avec l’ISSB, les mentions légales, la propriété d’objets en 2030 et les start-ups industrielles vertueuses
👆Vote pour le décryptage de la semaine prochaine : BackMarket vs Crédit Mutuel Arkéa
🎧Mon son de la semaine : Villagers - Momentarily
Bonne lecture à picorer ou à dévorer !
Edito
France Stratégie a récemment sorti un excellent rapport sur les soutenabilités (le pluriel importe). Si l’attention médiatique autour de cette publication s’est attardée sur la recommandation de planification de la transition, qui résonne avec les orientations gouvernementales, j’ai surtout été attiré par l’approche conceptuelle qui sous-tend leurs réflexions. Plus particulièrement, sur les soutenabilités.
En français, on traduit “sustainable development” par développement durable. Ce terme de “durable” est devenu un incontournable en entreprise, et même pour les sociétés à mission (vous verrez plus bas). Au point de devenir un concept fourre-tout. Rappelons la définition de “développement durable” tel que l’entend l’ONU : “un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs”. C’est donc très engageant !
Le problème est qu’aujourd’hui “durable” est souvent compris dans sa dimension environnementale, voire ‘juste’ climatique. Cela le rend donc très limitatif et cloisonne l’approche globale qu’il devrait recouvrir. Pourtant, elle est bien reflétée dans les 17 objectifs de développement durable. Théoriquement, et en réalité, on ne peut pas isoler ces objectifs. On peut considérer qu’il y a des ODD sur lesquels on peut avoir une influence plus conséquente, mais cela ne signifie pas que les autres doivent être écartés.
C’est pour cela que je trouve l’approche de France Stratégie très pertinente. En parlant de “soutenabilités”, ils changent le narratif. C’est plus qu’un effet de manche : c’est nécessaire. Durable renvoie à une notion de temps, de quelque chose qui dure, pas à quelque chose qui peut s’arrêter ou qui met sous tension. Cela ne crée pas d’urgence, prend le phénomène sous un angle positif de poursuivre le développement tel qu’on l’a connu.
Penser les soutenabilités, c’est inscrire des pressions, des tensions dans notre logiciel de pensée, c’est réfléchir à l’insoutenable. Ces tensions sont environnementales, sociales, économiques, démocratiques. Cette complexité est inhérente à nos considérations actuelles. “Le concept de soutenabilités invite à penser des réponses plurielles et imaginées collectivement pour ‘prendre en charge’ les défis d’une complexité et d’une ampleur inégalées qui sont face à nous”, écrivent les auteurs.
France Stratégie parle de l’action publique ; cela s’applique également aux entreprises. Cette matrice peut effectivement très bien correspondre aux injections parfois contradictoires auxquelles les entreprises font face.
Le rapport évoque la difficulté de faire appliquer le concept de soutenabilités dans l’action publique, car il faut passer outre la pression du court terme, le silotage des administrations et la culture de l’arbitrage. C’est très similaire à ce que l’on peut vivre en entreprise.
France Stratégie identifie deux grands leviers pour contrecarrer ces obstacles : la construction d’un “récit collectif partagé” et une culture partagée de la prise en compte des enjeux de soutenabilités. Ce ne sera pas simple d’avancer dans cette direction au niveau d’un pays, mais c’est plus envisageable au niveau d’une entreprise.
Finalement, penser ce récit collectif partagé, c’est travailler la mission de l’entreprise en utilisant la matrice des enjeux de soutenabilités. Cet aspect commence à émerger avec l’entreprise à mission ou les labels RSE. En revanche, le développement d’une culture partagée prenant en compte ces enjeux est souvent le parent pauvre de ces démarches de transformation.
Cette culture doit infuser partout dans l’entreprise, au niveau le plus stratégique (quel impact recherché ? Quels investissements ? Quels fournisseurs ? Quels produits ou services ? Quel type de production ? Quelle politique de développement de compétences ? Quels axes de recrutement ?) et au niveau de l’action de chaque personne de l’entreprise, tout le temps. Cela ne s’impose pas ; cela se construit collectivement ; cela se planifie et surtout cela se pérennise.
Du côté des entreprises
🍵DECRYPTAGE DE LA MISSION DE TERRE D’OC.
Merci à celles et ceux qui ont voté pour le décryptage de la semaine. Terre d’Oc l’emporte assez largement.
Fondée en 1995, Terre d’Oc est une entreprise qui a toujours prôné un engagement fort, d’abord dans les parfums d’ambiance, puis dans les cosmétiques, et après dans le thé. Cela s’est matérialisé par de multiples engagements RSE, dont l’adhésion au Global Compact et 1% for the Planet, et beaucoup de récompenses RSE. C’est une entreprise qui a connu quelques changements ces dernières années, d’abord en devenant une filiale de Nature & Découverte en 2017 (et donc indirectement de FNAC Darty en 2019) et elle a connu le départ de sa co-fondatrice Valérie Roubaud en 2021, qui a conduit à la nomination d’un nouveau président et d’une nouvelle directrice générale et à un passage en société à mission (la démarche a été décidée en juillet dernier, mais la médiatisation est toute fraîche).
La raison d’être :
Concevoir et fabriquer des produits de bien-être, beaux, bons et sains à partir d'une démarche préservant les ressources naturelles et la biodiversité, tout en développant des filières biologiques et équitables et en mettant en lumière le travail des femmes partout dans le monde.
C’est une phrase claire, explicite qui allie bien l’aspect produit et une démarche plus inspirationnelle. Ce qui est intéressant dans cette raison d’être, c’est l’affirmation de conception et de fabrication. Ils veulent montrer que l’outil industriel est une composante essentielle de l’entreprise.
Cette raison d’être est très bien organisée. Elle reprend trois grandes thématiques :
les ressources naturelles et la biodiversité
les filières bio et équitables
le travail des femmes
Elles sont constitutives de l’entreprise. Il est certain qu’il y a un autre enjeu qui ne ressort pas directement dans la raison d’être, mais plutôt dans les objectifs : les produits de Terre d’Oc n’ont pas une très bonne empreinte carbone…
Sur le fond, on peut se demander si cette raison d’être met en tension l’entreprise : elle valorise surtout ce que l’entreprise réalise déjà. L’aspect transformatif de la raison d’être ne me semble pas évident. Regardons les objectifs.
Les objectifs :
Créer des produits de bien-être responsables dans une démarche d'écoconception tout en créant une communauté de consommateurs qui partagent notre raison d'être.
Favoriser un sourcing bio éthique avec des filières locales en privilégiant le travail des petits producteurs en France et dans le monde.
Préserver notre terre en améliorant notre impact carbone et en favorisant les matériaux recyclés et le recyclage de nos déchets.
Mettre en lumière le talent et le travail des femmes en France et dans le monde et les soutenir dans leurs projets.
Favoriser le bien-être des collaborateurs à travers un bon équilibre de vie familiale et professionnelle, en développant leurs compétences et en leur procurant un cadre de travail esthétique.
Avec cinq engagements, Terre d’Oc se trouve dans la moyenne haute. Cela peut faire beaucoup s’ils ne reflètent pas déjà des actions déjà lancées et surtout suivies.
Le premier est très intéressant, car il implique l’écoconception, gros enjeu, notamment sur le packaging, mais également les consommateurs au sein d’une communauté. Toutefois, je trouve que ce premier objectif mélange les deux idées qui ne le rende pas simple à décliner. Elles auraient probablement mérité d’être distinctes.
Le deuxième objectif est tout à fait approprié et fait écho à la raison d’être.
Le troisième engagement évoque pour la première fois l’empreinte carbone. Evidemment, la compensation est une voie évidente, car le sourcing du thé et des différentes plantes implique des déplacements et un approvisionnement lointain. Il faudra néanmoins trouver des moyens de ne pas tout faire peser sur la compensation. Ce sera probablement le plus gros défi de l’entreprise, d’autant qu’elle développe de véritables filières dans certains pays et donc de l’emploi.
Le quatrième engagement sur le travail des femmes pourrait être un engagement RSE assez classique pour beaucoup d’entreprises. Mais, en réalité, cela a toujours au cœur du fonctionnement de Terre d’Oc. Il suffit de voir la signature de l’entreprise : “né du talent des femmes”.
Les habitués de La Machine à sens ne seront pas surpris sur le fait que je ne trouve pas le dernier engagement nécessaire. Selon moi, la QVT ne relève pas de la mission.
Au global
C’est une mission bien ficelée, cohérente et qui vient s’inscrire dans une démarche d’amélioration continue, qui a déjà bien infusé dans l’entreprise. C’est probablement pour cela que cette mission ne semble pas transformative : Terre d’Oc était déjà dans cette démarche. Toutefois, cela ancre tous ces dispositifs dans les statuts, qui seront challengés et audités.
Le plus gros défi portera probablement sur l’enjeu climatique. Pas mal d’actions semblent déjà lancées pour limiter l’empreinte carbone sur le territoire français, davantage que sur la phase amont.
Cet exercice d’analyse se veut pédagogique pour toute entreprise souhaitant devenir société à mission ou en cours de transformation. Je m’évertue à être critique MAIS constructif.
Vous pouvez retrouver toutes les missions déjà analysées ici et mes 16 conseils pour passer société à mission ici.
Et je suis à disposition pour échanger avec l’entreprise analysée.
☝️A VOUS DE VOTER.
Comme chaque semaine, c’est à vous de choisir la mission que vous voulez voir analysée dans la prochaine missive. Quel décryptage de mission vous intéresserait ? Il suffit de cliquer sur votre choix.
📱 BackMarket
🏦 Crédit Mutuel Arkéa
🧮 QUEL EST LE MOT LE PLUS FREQUEMMENT UTILISE DANS UNE RAISON D’ÊTRE ?
Dans les 50 premières missions décryptées sur La Machine à sens, il y a un mot et un concept. Le premier est “monde” qui ressort dans 15 raisons d’être. Ensuite, vient la durabilité : dix fois pour “durable” et cinq pour “durablement”. Pas très surprenant en soit, mais un conseil aux futures entreprises à mission : demandez-vous si vous devez absolument utiliser ces termes, qui sont des évidences et peuvent souvent être remplacés par des termes plus concrets et/ou précis.
💰LE COÛT DE LA DECARBONATION.
L’institut d’études Rexecode a tenté de calculer le coût de la décarbonation sur les ménages et les entreprises à l’horizon 2030. Il représenterait entre 58 et 80 milliards d’euros (2,1% à 2,9% du PIB) d'investissement supplémentaires à mobiliser chaque année dans les huit prochaines années. Côté ménages, l’investissement serait d’environ 37 milliards d’euros (isolation, remplacement de véhicules etc.), et de l’ordre de 43 milliards pour l’ensemble des entreprises. Ce sont des montants conséquents, bien supérieurs à la trajectoire actuelle, et qui, en plus, s’appuient sur la Stratégie Nationale Bas Carbone avant sa révision à venir.
L’étude ne pose pas la remise en question du modèle économique, mais mécaniquement Rexecode anticipe une contraction de la consommation des ménages (sur les autres produits non nécessaires), tandis que toutes les entreprises devront participer à l’effort. Pour eux, cela appelle en particulier à une orientation de l’épargne privée vers l’investissement. Je pense que certains d’entre vous auraient d’autres idées…
💡UNE NOUVELLE FONDATION ACTIONNARIALE.
Le modèle de fondation actionnariale est très rare en France, mais il s’inscrit souvent dans une dynamique commune : assurer la transmission et la pérennité de l’entreprise. C’est la logique dans laquelle se trouve Jean-Charles et Hélène Rinn, à la tête d’Adam, PME spécialisée dans le packaging bois. Ils possèdent 100% de l’actionnariat ; d’ici l’été, 25% sera détenu par la fondation.
Les dirigeants ne voulaient pas passer par l’actionnariat salarié, qui selon eux engendrent souvent de l’endettement, et la transmission gratuite aux salariés n’est pas possible. D’où l’idée de la fondation actionnariale.
⏪RETOUR EN ARRIERE.
On attend toujours la lettre annuelle de Larry Fink, le superpuissant CEO de BlackRock, mais on sait aussi que l’entreprise n’est pas toujours aussi vertueuse que l’esprit et les mots de la lettre. Cela se confirme. Au-delà des discours presque militants sur la nécessité de prendre le pli de l’atténuation et de l’adaptation, il semblerait que cela ne s’applique que lorsque les circonstances sont plutôt bonnes.
Mais, voilà, la guerre en Ukraine rebat les cartes pour le gestionnaire d’actifs. Et en plus de cela, il y a les actionnaires militants pro-environnement. Tout cela signifie que BlackRock va moins souvent voter en faveur des résolutions pro-environnement en 2022 qu’en 2021 (soutien à 64% d’entre elles l’an dernier). La guerre en Ukraine met les entreprises sous tension en matière énergétique, ce qui justifie, selon l’entreprise, le recours à court terme à plus d’énergies fossiles. Quant aux résolutions pro-environnement, la SEC a changé ses règles laissant plus de souplesse. Selon BlackRock, cela a provoqué l’émergence de résolutions pas toujours au niveau, et surtout plus contraignantes sur le management que les siennes.
Du côté de la politique
👏LE CONGE MENSTRUEL EN ESPAGNE.
Je vous ai parlé du congé menstruel il y a quelques semaines dans “les jus de crâne”. Il revient, mais chez nos voisins espagnols. Un avant-projet de loi vient d’être approuvé par le gouvernement, qui inclut, notamment un congé menstruel de deux jours pour des règles invalidantes. Il reviendrait au médecin de prendre la décision d’arrêter la collaboratrice. C’est un avant-projet, donc ce n’est pas encore passé et les débats seront houleux.
En tout cas, ce serait le premier pays européen à autoriser ce congé. Rappelons que l’Espagne a pris des décisions sociales fortes ces dernières années, puisque depuis le 1er janvier 2021, le congé parental est le même pour les femmes et les hommes, à savoir 16 semaines.
Du côté des idées
😭QUATRE RECORDS BATTUS…
Selon l’Organisation Météorologique Mondiale, 2021 a battu quatre records sur les indicateurs de réchauffement climatique : la concentration des gaz à effet de serre, l’élévation du niveau de la mer, le réchauffement et l’acidification des océans. Voilà, voilà…
📕VERS PLUS D’IMPACT ET D’ACTES.
Le think tank Entreprise & Progrès vient de sortir une nouvelle publication Vers une entreprise à imp’actes. Ce rapport s’articule autour de dix propositions regroupées en trois grandes thématiques :
optimiser son impact positif
allier finance et ESG
agir avec toutes ses parties prenantes
La force de cette étude n’est pas tant dans la recherche de propositions originales que dans le cadre d’analyse qu’elle propose. Il est global, cohérent et interroge l’entreprise dans toutes ses pratiques. Toutefois, ce qui ressort, c’est un nouveau paradigme de l’engagement sociétal comme pilier de la performance de l’entreprise.
🧠UN PEU PLUS DE JUS DE CRANE.
Les start-ups industrielles—gros, gros focus du moment—promeuvent des pratiques vertueuses dans la production, dans les offres et dans le management.
En 2030, on ne possèdera presque plus rien. Mais, il y a un revers de la médaille…il s’appelle l’approche servicielle.
L’ISSB sort ses premières idées pour renforcer le reporting extra-financier.
Les mentions légales sur les pubs sont-elles vraiment responsables ? Pas sûr…
Mon son de la semaine
Villagers est un groupe de pop rock que j’apprécie beaucoup. C’est un groupe qui mêle finesse mélodique, voix mélancolique, de beaux arrangements. Leur dernier album est un joli bijou. Difficile d’extraire un seul titre, mais je reviens souvent sur la douceur de “Momentarily”.
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A la semaine prochaine,
Vivien.