#143 Faut-il obliger pour agir ?
Et également Unilever; le Made in France; l'attractivité territoriale; la fin du conseil en RSE et bien d'autres sujets
Chères lectrices, chers lecteurs,
Bienvenue dans cette 143e missive avec un temps d’automne, un vrai, quoique…
Passons directement au sommaire :
💭 Faut-il obliger pour agir ?
🫨 Unilever essaie de trouver l’équilibre entre la valeur globale et la valeur financière
⚰️ Le conseil RSE est proche de sa fin… ou pas ?
🤔 Le Made in France est-il un choix de raison ?
🧳 L’attractivité des métropoles françaises
🧠 Un peu plus de jus de crâne avec la stratégie durable, le techno-optimisme, et l’impasse climatique
🎧 Mon son de la semaine : BUBZ - CRAWL
Bonne lecture à picorer ou à dévorer !
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Faut-il obliger pour agir ? Cela sonne presque comme un sujet de philo. Dans le cas présent, c’est le résultat d’une interrogation suite à plusieurs lectures, écoutes et échanges.
Suite à un post LinkedIn en lien avec une table ronde que j’organisais récemment sur la société à mission, un dirigeant d’entreprise a réagi : “Pour moi ce sont des notions déraisonnables dans le sens ‘en dehors de la raison’. On est dans l'incantation, la construction d'un idéal en dehors de toute réalité économique. (…) C'est un choix [de piloter son entreprise différemment], en effet. Et tant qu'il en sera ainsi, que chacun sera libre de le faire, tout ira bien.”
La semaine dernière, je vous partageais les résultats d’une enquête réalisée auprès de dirigeants sur la responsabilité des entreprises. Mon analyse porte à penser qu’une forte défiance demeure vis-à-vis d’une responsabilité sociétale accrue des entreprises.
Il y a quelques jours, j’écoutais l’excellent podcast Histoires d’entreprises où Martin Videlaine recevait Christopher Guérin, le patron de Nexans. L’épisode est passionnant. A un moment, ils discutent de la CSRD, de leurs craintes d’une réglementation potentiellement trop avant-gardiste par rapport à ce que les autres font, notamment en Chine et aux Etats-Unis, et du risque de perte de compétitivité des entreprises industrielles européennes face à leurs concurrents étrangers. Une forme de manque de pragmatisme avec une perception, peut-être erronée de ma part, de la capacité des entreprises à trouver des solutions par elles-mêmes.
Vous avez tout le contexte. J’y rajoute la nouvelle alerte de l’ONU sur le manque de progrès significatifs en matière de réduction de GES à deux semaines de l’ouverture de la COP28.
Je jette ici quelques réflexions, mais c’est un ouvrage qu’il faudrait pour répondre à la question du jour.
On sort progressivement de plusieurs décennies où l’entreprise s’était extraite de la société. Karl Polanyi parlerait de “désencastrement” de la société. Schématiquement, ses liens étaient d’employer des femmes et des hommes, de vendre des objets ou des services, et de payer des impôts. Considérer comment ces femmes et ces hommes vivaient leur emploi, comment ces objets ou services étaient utilisés (et souvent comment ils étaient produits), et comment les impôts étaient utilisés (quoique…) n’étaient pas vraiment leurs soucis…
La primauté à la liberté d’entreprendre avec assez peu de limites dominait.
Cet état de fait reste globalement majoritaire dans le monde. Les stimuli réglementaires ont certes augmenté depuis plusieurs années sur les sujets sociaux et environnementaux un peu partout dans le monde, mais l’Europe fait figure d’exception, une bande de zélés accrocs à la limitation de la liberté d’entreprendre.
Donc, les uns disent qu’ils vont se désengager d’Europe, d’autres qu’ils ne vont pas y investir, d’autres qu’ils vont trouver des meilleures conditions de production ailleurs (c’est-à-dire moins contraignantes).
C’est un peu le cœur du débat sur la double matérialité entre Européens et Américains. D’un côté, les Européens remettent l’entreprise comme une actrice de la société (comment la société dans son ensemble impacte mon activité et comment je l’impacte), tandis que les Américains la laissent comme spectatrice (comment la société impacte mon activité).
Cette logique structurelle de penser que l’entreprise n’influence pas le cours de la société et de l’environnement, et doit le moins possible être contrainte dans son action puisqu’on ne prend pas en compte son impact sur la société, me semble nocive.
Elle fait peser sur les autres les conséquences des actions des entreprises en termes sociaux et environnementaux. Il faudrait être assez aveugle pour fermer les yeux sur l’impact que les entreprises ont à petite, moyenne ou grande échelle sur la société et l’environnement. Donc, en étant une part du problème, elles peuvent être une part de la solution.
D’aucuns diront que la transition se fait naturellement : les entreprises nuisibles disparaissent ; une nouvelle vague d’entreprises émerge pour proposer des solutions positives ; de nouvelles générations plus connectées aux enjeux de société prennent la tête des entreprises.
C’est en partie vrai, mais est-ce suffisant, ce mouvement est-il suffisamment d’ampleur et cela va-t-il assez vite ? Je vous laisse répondre.
A cela s’ajoute le dilemme du prisonnier dans lequel se trouvent beaucoup d’entreprises. Si elles agissent de manière proactive et consacrent des ressources sur ces sujets, elles se mettent en risque par rapport à leurs concurrents (moins-disants et donc moins chers) ou à leurs actionnaires surtout dans le coté (l’épisode Faber en est l’exemple, mais lisez plus bas la situation d’Unilever). Donc, plutôt que d’avoir une approche rare dans le monde des affaires de choisir collectivement de faire mieux et de gagner ensemble, chacun reste campé sur ses positions, brandissant le respect de la réglementation en vigueur.
Reste cette épineuse question de la compétitivité. Doit-on faire moins pour s’aligner sur la Chine et les Etats-Unis ? C’est une manière cynique de poser la question, mais en creux, c’est tout le sujet. Il y a de bonnes raisons à le faire : cela permet de conserver des entreprises, des emplois et des savoir-faire en Europe.
Mais, je pose la question de manière inverse : doit-on attendre que la Chine et les Etats-Unis fassent plus pour s’aligner sur leurs démarches ? (Vous pouvez être sûrs que, dans ce cas, tout le monde dira que l’Europe n’a pas de poids dans le monde et ne fait que suivre les autres…)
Si c’est le cas, nous allons au devant de gros soucis : les dégâts sociaux et environnementaux seront colossaux avant que les choses bougent (si elles bougent) et l’Europe n’a pas la force de frappe financière des deux mastodontes pour inonder le marché de subsides afin d’impulser un tournant rapide.
Donc, on en revient au pouvoir de la norme, à l’idée qu’un marché de 500 millions de consommateurs disposant d’un certain portefeuille peut faire bouger les lignes. Et si certaines entreprises européennes ou non-européennes estiment que c’est trop pour elles, rien ne les interdit de sortir complètement du marché européen. D’autres alternatives émergeront…
Bref, faut-il contraindre pour agir ? Oui, si l’on souhaite que les choses bougent de manière massive sur les sujets sociaux et environnementaux, et pour qu’on puisse continuer de jouir de la liberté d’entreprendre et de réussir dans les 20 prochaines années. Reste à trouver le bon dosage dans le formalisme.
Cela aura-t-il un impact économique négatif ? C’est possible et il faudra savoir s’y préparer. C’est en se voilant la face jusqu’au bord du précipice que l’on arrive à des situations de conflits sociaux. Et il convient aux entreprises et à l’Etat d’anticiper les conséquences en termes de formation initiale, de reformation et d’investissements.
Je vous partage un son bien du moment pluvieux avec “CRAWL” de BUBZ. Un son qui a cette douceur mélancolique dans la voix et une instru lancinante. Pourtant, c’est totalement addictif comme morceau ! La montée à la fin du morceau est d’une frustration terrible, parce qu’on a envie que ça continue encore et encore.
🫨 Unilever cherche sa ligne de crête
Parmi les très grands groupes, Unilever est souvent salué pour faire partie des entreprises actives sur les sujets de développement durable, avec les nuances et guillemets de rigueur. Paul Polman, puis Alan Jope, ont beaucoup œuvré à cela. A son arrivée il y a quelques mois, le nouveau CEO Hein Schumacher a reçu comme instructions de rétablir la valeur boursière du groupe, en berne depuis deux ans.
Le dirigeant vient de faire sa première grande annonce stratégique et on perçoit toute la fragilité de la situation dans laquelle il se trouve. Il a indiqué mettre un terme au Sustainable Living Plan que le groupe avait adopté en 2010. Selon lui, cette trajectoire n’a pas apporté la valeur escomptée aux actionnaires et inscrit le groupe dans une trajectoire de long terme sans jalonner par des étapes à plus court terme. Mais, c’est pour faire encore mieux !
Il s’agira de laisser plus de marge de manœuvre aux différentes marques du groupe dans la définition de feuilles de route et d’indicateurs spécifiques. Autre aspect : la soutenabilité va devenir une des composantes clés d’un score interne à construire pour évaluer la performance de l’entreprise. Les détails de ce score seront révélés lors de la prochaine réunion annuelle du groupe. L’idée est d’adopter une approche qui fixe des échéances à plus court terme pour mieux mesurer les progrès et la valeur créée.
Unilever doit faire face à de nombreuses pressions des actionnaires qui estiment que les résultats économiques ne sont pas au rendez-vous et pour paraphraser un de ses principaux actionnaires : tous ces sujets de soutenabilité et de sens sont des distractions.
On en revient toujours à ce problème complexe des entreprises cotées avec un actionnaire très pluriel et parfois peu allant sur les sujets de mission ou de RSE. Comment allier la valeur créée sur du long terme (financière, mais pas uniquement) et l’exigence de certains actionnaires de voir la valeur (uniquement financière cette fois-ci) augmenter en permanence ? Finalement, Schumacher essaie d’adopter la même approche que pour les résultats financiers : montrer trimestre par trimestre les progrès réalisés sur les sujets de soutenabilité. A voir si cela sera convaincant…
⚰️Vers la fin du conseil RSE
Comme je sais que pas mal d’entre vous êtes consultants, avec au moins une partie sur la RSE au sens large, je me dis que ça devrait vous concerner. Ubuntoo a décidé que les consultants humains sur les sujets RSE allaient devenir obsolètes !
La plateforme de solutions environnementales/cabinet de conseil RSE vient de lancer une solution sur le modèle de ChatGPT dédié à la RSE. Le site est assez clair : “A Digital Sustainability Consultant At Your Fingertips”.
L’outil est nourri par l’expérience des consultants de Ubuntoo, ainsi que la collecte d’innombrables données pour répondre aux questions RSE que peuvent se poser des entreprises. “Comment réduire notre consommation plastique ?”, hop, Ubuntoo AI vous sort un plan d’actions !
L’entreprise met en avant l’argument économique : utiliser cet outil coûte bien moins cher qu’un consultant et offre des réponses en termes réels et parfaitement à jour.
Qu’en penser ? Déjà, je trouve toujours un peu osé de proposer une outil sur la RSE qui ne l’est pas lui-même… Au-delà de cet aspect, il n’y a rien de surprenant à ce que ce type d’outil émerge.
D’ailleurs, c’est plutôt une bonne nouvelle. Cela force la profession à s’améliorer, à se différencier de ce qu’un outil peut offrir, et à s’interroger sur sa proposition de valeur.
Certains pourraient s’interroger sur la qualité personnalisée des recommandations et que seuls des humains sont capables d’avoir une approche hyper adaptée. Arrêtons de se mentir, les amis ! Sur ce plan, vu les progrès technologiques, la machine pourra faire beaucoup, beaucoup mieux que nous… si les infos sont bien renseignées… Les consultants digitaux ne sont pas nouveaux, mais les technologies utilisées rendent leur pertinence bien meilleure qu’avant.
Enfin, si je pense que des entreprises pourraient effectivement prendre l’outil, les premiers utilisateurs de Ubuntoo AI seront les consultants RSE eux-mêmes ! Cela peut générer de précieux gain de temps. Donc, c’est peut-être une bonne nouvelle en fait !
Et vous qu’en pensez-vous ?
🤔 Le “made in France”, choix de raison ?
Le salon du Made in France se tenait le week-end dernier. A cette occasion, Le Slip Français a mis le paquet (pour paraphraser leur toute première campagne de communication). Guillaume Gibault et Léa Marie ont énormément communiqué pour faire la promotion du Made in France, en insistant sur le fait que c’était un choix difficile qui requérait du soutien politique, et l’engagement d’autres acteurs de diriger leurs efforts vers la localisation ou relocalisation d’usines en France. Ils l’ont expliqué notamment dans le podcast La Story des Echos et dans une lettre ouverte au gouvernement.
Gilles Attaf, président de l’Association Origine France Garantie, en a fait de même dans une autre lettre ouverte (même lien que pour celle du Slip Français). Comme il le souligne justement : “Oui, les produits ‘Made in France’ affichent souvent un prix plus élevé que des produits ‘made in Ailleurs’ mais quel est le vrai coût de ces produits étrangers bon marché ? Regardons les faits en face : ces alternatives ont des coûts cachés délétères.”
Côté consommateurs, on est loin d’une préférence Made in France. Dans un sondage d’OpinionWay pour la CCI, le lieu de provenance est dans le top 3 des critères d’achat de 23% des répondants contre 80% pour le prix (de loin le critère prépondérant). Le Made in France semble surtout installé dans l’esprit des consommateurs sur l’alimentaire (70% des Français déclarent acheter français, mais sans récurrence spécifiée). Loin derrière, il y a les cosmétiques et l’hygiène à 33% (surtout boostée par les femmes) et les vêtements à 32% (ce chiffre m’étonne énormément, mais je pense qu’il y a une confusion entre acheter une enseigne française et Made in France…). Le prix reste le premier frein pour 70% des Français.
Bref, faire du Made in France est très loin d’être une chose aisée, car au-delà de la difficulté à produire et les coûts plus élevés pour produire—même si ça baisse—, il y a encore pas mal de sensibilisation à faire côté consommateurs.
🧳Alors tu veux travailler où ?
Paris n’est pas le magnet absolu pour les salariés et les dirigeants d’entreprises. Et non ! De moins en moins peut-être ? En tout cas, Stan et Newton Offices ont lancé l’Observatoire des métropoles pour mesurer les sujets d’attractivité territoriale pour les entreprises. Ils marquent ce lancement avec un baromètre réalisé par Odoxa.
On y apprend que Bordeaux tient une place de rang, puisqu’elle est considérée comme la métropole la plus attractive pour les chefs d’entreprise et pour les salariés. Côté entreprises, Lyon et Lille sont à l’affût. Côté salariés, c’est Toulouse et Montpellier. L’appel du soleil probablement !
Et Paris ? Au niveau global, elle ne ressort pas vraiment, mais elle se distingue sur des aspects thématiques, comme la santé et le bien-être (ce qui m’étonne un peu), les industries innovantes et le digital.
Une autre dimension de ce baromètre interroge la mobilité. Il ressort que les plus mobiles sans condition particulière sont les 18-24 ans (64%) et les habitants de l’agglomération parisienne (62%). Plus on vieillit, moins on est mobile, et également plus on habite une petite ville, moins la mobilité est attractive.
Je constate effectivement qu’une déconcentration est à l’œuvre. Et c’est un cercle vertueux : plus des entreprises s’installent en régions, plus cela crée une dynamique économique positive, et plus cela génère de nouvelles installations…
🧠 Un peu plus de jus de crâne
Mes amies de Wiser Impact organisent un webinaire bien intéressant sur la stratégie le 28 novembre. Il y a un petit tropisme agroalimentaire dans les intervenants, mais je recommande : ils sont tous les deux très bons ! Tous les détails ici.
Le philosophe Pierre Charbonnier nous offre un texte d’une très grande qualité dans Le Grand Continent pour l’inspiration sur comment sortir de l’impasse climatique.
Il faut parfois lire des avis qu’on ne partage pas. C’est sain ! C’est exactement ce que je vous conseille avec le “manifeste techno-optimiste” de l’investisseur hyper influent Marc Andreesen.
C’est terminé pour aujourd’hui. Si cette missive vous a plu, je vous invite à appuyer sur le ❤️. Cela m’encourage !
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Vous voulez que l’on travaille ensemble ?
Si vous souhaitez bénéficier d’un accompagnement pour devenir société à mission, pour challenger votre raison d’être et vos objectifs, ou pour bien piloter le déploiement opérationnel de votre mission, vous pouvez me contacter par réponse à cet email si vous avez directement reçu cette missive, sinon par email si vous lisez depuis votre navigateur. Plus d’infos sur les différents parcours sur mon site.
A jeudi prochain,
Vivien.
Bonjour Vivien, merci pour la mention de marques-de-france.fr dans votre newsletter. C'est très gentil ! Effectivement, ce que vous avez dit est juste : il y a encore beaucoup de sensibilisation à faire pour justifier le coût d'un produit manufacturé en France qui, dans la très majorité des cas, est plus cher qu'ailleurs. Mais souvent à raison. Et on s'efforce de l'expliquer chaque jour sur notre site. Bonne continuation :)