#139 Entreprise à mission : quelle utilité et quelle réalité au quotidien ?
Compte-rendu, et aussi FIFAbsurde; Faber vs CSRD; la clé dans le passé et d'autres choses...
Chères lectrices, chers lecteurs,
Une fois n’est pas coutume, je publie cette missive un vendredi. J’ai animé trois ateliers cette semaine, donc le temps et l’espace mental ont un peu manqué pour respecter la date d’envoi hier.
Mais, voici le sommaire :
💭 Compte-rendu de la table ronde : “Entreprise à mission : quelle utilité et quelle réalité au quotidien ?”
🤯 A la cohérence, nul n’est tenu : détournement de proverbe à la FIFA
🔨 Emmanuel Faber casse du sucre sur la double matérialité
🔎 Et si replonger dans son histoire pouvait servir votre avenir
🧠 Un peu plus de jus de crâne avec les femmes et les fonds d’investissement, le recul sur le “say on climate”, l’héritage de nos décisions, et les 2 tonnes.
🎧 Mon son de la semaine : Animal Collective - Gem & I
Bonne lecture à picorer ou à dévorer !
Plutôt qu’un édito, je vous propose un compte-rendu de la table ronde que j’ai animée la semaine lors de l’événement Bpifrance Inno Génération sur le thème : “Entreprise à mission : quelle utilité et quelle réalité au quoitiden ?” C’était extrêmement riche et je reprendrai le commentaire d’un participant qui m’a dit : “ces témoignages m’ont convaincu d’y aller”. Peut-être vous aussi, surtout que c’est le bon moment pour réfléchir aux projets 2024 !
Donc, ça va constituer une bonne partie de la missive.
Je souhaitais que cette table ronde réunisse des entreprises à mission qui ont un peu de recul—au moins 18 mois—pour qu’elles puissent tirer des premiers enseignements et partager des bonnes pratiques, voire des axes d’amélioration.
Une aide à la structuration et plus encore
Tous les intervenants se sont rejoints sur un point : la mission est devenue la colonne vertébrale du fonctionnement de l’entreprise, peut-être même plus qu’ils ne l’avaient anticipé. “On avait une démarche RSE assez classique et on voulait passer de la question technique à la question stratégique”, explique Marion Andro, directrice associée de B-Side, une agence de communication à mission depuis 2020. “En fait, ça a tout changé”. Cela s’est par exemple traduit par un questionnaire d’entrée sur les nouveaux projets pour en mesurer l’utilité et savoir s’ils pouvaient être alignés avec les ambitions de la mission, avec parfois des réponses négatives et donc des renoncements.
Du côté de Pascal Cantenot, PDG de La Panière, enseigne de 42 boulangeries industrielles installée en Savoie, “je voulais associer les équipes à la RSE de l’entreprise. Avant, c’était un peu le fait du prince. Et quand le prince n’avait pas envie, il ne se passait rien. Ce n’était pas durable.” Aujourd’hui, les équipes font davantage le lien entre leur activité, la mission et leurs décisions au quotidien. Par exemple, sur la réduction des invendus, les équipes comprennent mieux pourquoi c’est un sujet à traiter et ajustent davantage les commandes.
L’association des équipes dans la définition de la mission est souvent un point clé pour que l’effet soit fort. Thierry Yalamas, PDG de Phimeca, une entreprise d’ingénierie d’une trentaine de collaborateurs, explique la puissance de la co-construction de la raison d’être. “Ce qui embarque vraiment en interne, c’est tout le processus et la manière de faire vivre la mission au quotidien”.
Pour eux, ce travail était fondamental. Suite à la reprise de l’entreprise en 2018, il a fallu se poser la question du sens de l’activité. Le lien s’était distendu avec le temps entre les intentions et les expertises initiales et l’entreprise telle qu’elle était devenue. Le travail sur la raison d’être dans un premier temps, avant de pousser jusqu’à la société à mission, a permis de redéfinir les lignes directrices. “On travaille à ce que la raison d’être ne soit pas la cerise sur le gâteau, mais le gâteau lui-même”.
Définir cette trajectoire peut également être essentiel pour entreprises nativement à mission afin qu’elles conservent leurs convictions de départ. Cela a été le cas pour la néobanque Helios fondée en 2020. Grégoire Thomé, leur chief of staff et head of finance, explique que “sans cette mission, on serait peut-être tombé dans la facilité de créer un compte courant classique et de faire de la compensation carbone à côté pour justifier notre positionnement écologique”, d’autant qu’il a insisté sur la complexité de construire un compte courant.
Engagement interne
Devenir société à mission porte un enjeu d’embarquer les équipes. Pour Pascal Cantenot, cela a permis de clarifier les choses et de montrer aux collaborateurs qu’ils avaient le pouvoir de faire des propositions.
Cet engagement est encore plus profond quand les équipes sont impliquées dans les chantiers de mission. Chez B-Side, le travail d’écoconception des offres se fait de manière collective et itérative. “On tâtonne, on teste, mais le fait que chacun soit associé fait que chacun peut se projeter”, raconte Marion Andro. Les équipes ont également suivi un programme de formation sur les enjeux de transition écologique et humaine pour tous acquérir ce socle de culture générale.
Thierry Yalamas prévient néanmoins, “cela a beaucoup d’effet sur la marque employeur et l’engagement des collaborateurs, à condition qu’on ne le fasse pas pour ça. C’est parce qu’on le fait avec conviction et sérieux que l’effet est réel.”
“Cela a beaucoup d’effet sur la marque employeur et l’engagement des collaborateurs, à condition qu’on ne le fasse pour ça. C’est parce qu’on le fait avec conviction et sérieux que l’effet est réel.”
Et parfois, il faut trouver le juste équilibre entre mission et réalité économique quand l’engagement est très fort. Chez Helios, le recrutement se fait beaucoup au travers de la mission et l’entreprise attire des diplômés sortis d’écoles qui veulent jouer un rôle actif dans la transition, au point qu’il faut parfois rappeler que l’entreprise doit développer le volet économique, pas que la mission, quand bien même les deux sont intimement liés.
“Le coût est un non-sujet”
Etre société à mission prend donc du temps pour les comités de mission, pour l’atteinte des objectifs et le respect des engagements.
Mais comme l’explique Thierry Yalamas, “ce sont des coûts pour faire vivre l’entreprise. Quand on modifie notre procédure de qualité pour changer la réunion de clôture afin qu’elle soit bien en ligne avec notre mission, est-ce que ce temps est imputé à la qualité ou à la mission ? Je ne sais pas le dire ; c’est un choix dans la façon de guider l’entreprise.”
Pascal Cantenot tranche le débat : “C’est un non-sujet de savoir combien ça va coûter. C’est un projet d’entreprise, donc c’est gagnant-gagnant.” Grégoire Thomé rajoute d’ailleurs qu’on parle souvent du coût, mais beaucoup moins du fait que la mission devient un actif de l’entreprise.
Le comité de mission, organe clé du dispositif
Trois des entreprises disposent d’un comité de mission. Chez B-Side, ils sont une douzaine pour une entreprise d’une vingtaine de salariés avec un mélange d’internes et pas mal d’externes (clients et experts surtout). Ils challengent beaucoup l’entreprise surtout quand les indicateurs sont trop RSE—c’est bien de faire du compost, mais ça n’a rien à voir avec la mission, comme l’a relaté Marion Andro.
“C’est une forme de contre-pouvoir qui veille à ce qu’on soit bien cohérents”, explique Pascal Cantenot.
“Le comité de mission est une forme de contre-pouvoir qui veille à ce qu’on soit bien cohérents.”
Chez Helios, le comité de mission existe depuis le départ. Il a été formé pour aider la jeune entreprise à constituer son produit, d’où une dimension très experte. Intéressant de construire cet organe de cette manière. Mais, désormais, ils sont en réflexion pour le faire évoluer, notamment car certaines ONG de finance durable vont en sortir pour éviter des conflits d’intérêts.
Phimeca a fait le choix de ne pas avoir de comité de mission, plus par simplicité et pour tester et s’organiser dans un premier temps. Il y a donc une référente de mission, mais qui travaille en étroite collaboration avec Thierry Yalamas. Elle est ainsi associée à certaines réunions avec les actionnaires lorsque les sujets de mission sont discutés.
Les quatre entreprises partagent donc de nombreux traits communs : pour faire vivre sa mission, il faut qu’elle soit au cœur de la stratégie et des opérations de l’entreprise, que les équipes soient directement associées et puissent sentir qu’elles peuvent contribuer à la réussite des engagements. Tous le reconnaissent : c’est un travail qui n’est jamais terminé. Mais, c’est normal, c’est un choix de gestion et de développement d’entreprise.
Pour aller plus loin :
Retrouvez le replay complet. On y parle aussi de légitimité à devenir société à mission, d’étapes qu’ils auraient fait différemment s’ils se lançaient aujourd’hui, de l’audit, de fierté et bien d’autres sujets.
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Avant tout, je remercie la lectrice qui apprécie le son de la semaine. Le message est bien passé et ça fait plaisir ! Alors, cette semaine, je vous parle de “Gem & I” d’Animal Collective. J’ai une relation particulière avec groupe. Leur album Merriweather Post Pavillon est dans mon top 10 des albums rock des années 2000 et depuis, j’ai du mal à retrouver la même verve depuis. Mais, ce morceau est le début de mon rabibochage avec ce groupe très expérimental.
🤯 A la cohérence nul n’est tenu, pourrait-on dire
On souligne souvent l’importance d’être cohérent entre les intentions et les actions : le poids des mots, le choc des actions. C’est plus simple à dire qu’à faire, mais cela l’est encore davantage quand les intentions ne sont pas portées de manière stratégique. La FIFA vient de donner un parfait exemple.
En 2016, la FIFA était fière d’être la première organisation à rejoindre l’initiative Climate Neutral Now du secrétariat de l’ONU au Changement climatique. En 2018, elle adhérait au Sports for Climate Action Framework de l’ONU. En 2021, l’association publiait sa stratégie climat avec l’objectif de réduire ses émissions de 50% d’ici 2030 et d’être neutre en carbone d’ici 2040.
De l’aveu récent du directeur du développement durable de la FIFA, les défis restaient nombreux malgré les évolutions positives.
D’autant plus que la FIFA vient d’annoncer que la Coupe du monde 2030 allait se dérouler sur trois continents entre l’Espagne, le Maroc, le Portugal et l’Amérique Latine pour trois matchs (Paraguay, Uruguay et Argentine). Donc, six pays au total… Normal ! On n’est plus à une absurdité près : la prochaine Coupe du monde en 2026 se tiendra entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique.
Tout le monde le reconnaîtra, c’est absurde ! Mais, d’autres diront : que peut faire la FIFA si les candidatures ne sont pas à la hauteur en termes d’enjeux environnementaux ? Ce résultat, en l’occurrence, est le fruit d’un compromis politique parce que l’Amérique latine voulait célébrer les 100 ans de la Coupe du monde sur leur continent.
C’est là que cela devient compliqué. Organiser une Coupe du monde pour un seul pays est un gouffre financier, d’où la multiplication des candidatures multi-pays. C’est un vrai casse-tête, parce que si la FIFA n’a pas de bonne candidature (entendez notamment, qui lui rapporte suffisamment de revenus), comment peut-elle assurer sa pérennité ?
Le problème est que cette manière de réfléchir est erroné, car on pense à schéma constant. Peut-être est-il temps pour la FIFA de revoir son business model pour qu’il soit aligné avec les enjeux environnementaux auxquels elle doit répondre. Et ce n’est pas seulement en proposant des gobelets recyclables et des stades démontables potentiellement transportables que le sujet sera résolu. C’est extrêmement complexe, mais c’est éminemment nécessaire, et en réalité la seule issue vertueuse.
🔨 La CSRD attaquée par Emmanuel Faber
Dans une tribune pour Le Monde, Emmanuel Faber fait une critique au vitriol du principe de double matérialité défendue par la CSRD, et accessoirement combattue depuis un moment par l’ISSB, que Faber préside et qui propose une comptabilité extrafinancière concurrente.
Il oppose trois arguments aux promoteurs de la double matérialité :
“La puissance performative de la matérialité serait en soi transposable hors de l’économie. Séduisant, mais piégeux. La matérialité d’une information sur les marchés est sanctionnée par une décision immédiate, claire et forte : acheter ou vendre.”
“La deuxième illusion est que la double matérialité permettrait la comptabilisation exhaustive des impacts d’une entreprise. C’est irréaliste.”
“La troisième illusion est que la double matérialité serait coercitive pour les entreprises, et donc efficace en soi. On entend souvent qu’elle seule conduirait les entreprises à se conformer aux accords de Paris sur le climat. (ajout perso : je n’ai jamais entendu des gens sérieux dire ça…) C’est inexact (…) La double matérialité n’est donc pas un Graal, et ne doit pas occulter le besoin d’ambition politique pour la transition.”
Je ne prétends pas être un fin expert de ce débat, mais je ne sais pas qui défend les positions qu’Emmanuel Faber critique. J’ai plutôt l’impression que l’idée de la double matérialité est surtout de forcer les entreprises à commencer à calculer ce qu’elles ne calculent pas et de leur faire comprendre qu’il ne faut pas mesurer que les risques qui pèsent sur la société, mais aussi les risques que les entreprises font peser sur leur environnement…
J’en profite : seriez-vous intéressés par un épisode de podcast avec un ou deux experts de ce sujet de comptabilité extrafinancière, sans tomber dans un tuto de comment se préparer à la CSRD - il y a suffisamment d’événements et de webinaires ? Et n’hésitez pas à m’envoyer des recommandations d’invités en répondant directement à cet email.
🔎 Replonger dans son histoire
Je viens de terminer Time Shelter de Georgi Gospodinov. C’est un roman très étonnant et captivant dans lequel les pays européens, las de la période actuelle qui ne crée qu’anxiété, conflits et rejet, décident de voter sur une période du XXe siècle qu’ils souhaiteraient recréer. Je ne vous spoile pas, mais cela m’a inspiré un exercice intéressant pour les entreprises qui peuvent connaître des crises de sens (et le corollaire souvent, mais pas toujours, des crises de croissance).
Réfléchissez à une période qui a créé du sens, de l’engagement, de la réussite, du positif. Quels étaient les ingrédients principaux ? Quelles étaient les sources de motivation ? Quelles initiatives, produits ou services sous-tendaient cette période ? Vous serez tentés de vous focaliser sur les phases de forte croissance économique, mais allez au-delà de cet aspect financier. Et listez ce qui a changé, non seulement les éléments exogènes, mais également endogènes. Qu’est-ce que vous avez perdu au fil des années et qui créait une adhésion en interne, une fidélité client, une culture de l’innovation etc. ?
Peut-être trouverez dans tous ces éléments les prémices d’une relance, d’une redirection, d’un rebond.
🧠 Un peu plus de jus de crâne
Fabiola sur sa newsletter
scrute l’accès des femmes aux fonds d’investissements. Ce n’est pas joli… Pour vous donner une idée, le Next40 n’affiche qu’une seule CEO…Dans une tribune aux Echos, Emeric Lepoutre revient sur l’enterrement d’un amendement qui aurait rendu obligatoire le “say on climate” sous le format d’un vote consultatif des actionnaires tous les trois ans sur la stratégie climat de l’entreprise.
Dans un récent épisode du podcast Sismique, Julien Devaureix recevait Alexandre Monin, philosophe et expert en numérique et en durabilité. Discussion passionnante autour de l’impact de l’anthropocène, de l’héritage de nos décisions d’aujourd’hui et de la question des modèles à repenser même au niveau micro.
Dans un thread très instructif sur Twitter, Thomas Wagner sur Bon Pote revient sur le principe des 2 tonnes que l’on met en avant comme la trajectoire à laquelle nous devons tous arriver. Mais, d’où vient ce chiffre ?
C’est terminé pour cette semaine. Si cette missive vous a plu, je vous invite à appuyer sur le ❤️. Cela m’encourage !
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A la semaine prochaine,
Vivien.
Merci pour la mention Vivien 💙
vraiment excellente cette newsletter !!