#174 L'impossible débat fin du monde vs fin du monde ?
Urgence climatique vs réarmement ; mais aussi de bonnes initiatives ; le PNACC ; recension de Cabane ; l'innovation de l'extérieur et bien d'autres sujets
Chères lectrices, chers lectrices,
Bienvenue dans cette 174e missive ! Je m’appelle Vivien, consultant société à mission de jour, et veilleur RSE de nuit. Partons directement sur le sommaire :
💭 L’édito : l’impossible débat entre la fin du monde et la fin du monde ?
🪜 Comment un prêt à impact peut accélérer les démarches RSE d’une entreprise
📣 Exemple très accessible de communication sur la mission par une PME
🏃➡️ Le Sénat se met déjà au diapason des futurs changements sur la CSRD
📖 Publication de la version finale du PNACC—le quoi ?
🧠 Un peu de jus de crâne avec l’IA souveraine et éthique ; les actions de l’ADEME ; l’utilité de la culture d’entreprise dans notre période troublée ; et la rébellion d’artistes contre l’IA générative
💡 Comment faire accepter des innovations qui viennent de l’extérieur ?
📗 Recension de Cabane d’Abel Quentin
🎧 Mon son de la semaine : Lambrini Girls - Cuntology 101
C’était la journée des droits de la femme le 8 mars. Pour l’occasion, je vous partage un coup de cœur récent “Cuntology 101” des Lambrini Girls. C’est un brûlot punk contre la misogynie—je pense que tout le monde saisit le sens du titre... C’est rugueux, tristement réaliste. Un morceau qui fait chanter avec rage !
L’heure est au réarmement, sans métaphore aucune cette fois. L’objectif est de renforcer nos appareils militaires. Pour la France, Emmanuel Macron souhaite arriver à 3% du PIB, voire 5%, contre 2,1% aujourd’hui, soit un effort de 90 milliards d’euros supplémentaires par an. La dernière fois que nous avons atteint le seuil de 3 %, c’était en 1987, et de 5 % en 1962. Autant dire que nous parlons d’un effort historique ! Le Président français l’a dit lors de son allocution : “nous entrons dans une nouvelle ère”.
J’ai l’impression de débattre avec mon ancien moi. Dans une ancienne vie, j’ai beaucoup plaidé pour la hausse des budgets de défense et grâce à “De Dur” et à pas mal de déplacements dans les pays baltes, cela fait un moment que je perçois bien distinctement la menace russe. Ces 10 dernières années, le budget de défense a de nouveau dépassé la barre symbolique des 2 % du PIB (pour les non-initiés, c’est l’engagement que les membres de l’OTAN ont pris en 2006 et qui n’était respecté par presque personne, à part les Etats-Unis).
Ce réarmement est présenté comme impérieux : notre souveraineté, notre mode de vie, nos libertés sont menacés à long terme, particulièrement par la Russie. A cela s’ajoutent les vicissitudes américaines, alliés jusqu’à aujourd’hui, mais sans aucune certitude pour demain.
Cette fin du monde peut rentrer en collision avec une autre fin du monde : celle de l’habitabilité de notre planète. En effet, pendant que les esprits s’enflamment, l’environnement ne se dérègle pas moins. Depuis quelques mois pourtant, un sentiment nauséabond de backslash écologique plane sur nos sociétés. Cela se traduit par une baisse de tout : moins d’ambitions, d’envie, de moyens, d’investissements.
Parlons surtout des enjeux qui risquent de rentrer en collision avec l’augmentation des budgets de défense et du financement des entreprises de défense, à savoir les besoins de financement de la transition écologique. Selon un rapport de la DG Trésor l’an dernier, il faudrait une augmentation nette de 63 milliards d’euros par an d’ici 2030 des investissements dédiés au sujet, soit une hausse de 2% du PIB. Comme le précisait la Stratégie pluriannuelle des financements de la transition écologique et de la politique énergétique nationale, toutes les sources de financement doivent croître, dans le public et dans le privé, ainsi que l’utilisation de la fameuse épargne des Français.
Ce sont exactement les mêmes leviers évoqués pour la hausse de l’effort de défense. Notons par ailleurs l’assouplissement, temporaire pour le moment, des règles budgétaires européennes pour permettre aux Etats-membres d’investir dans leurs outils de défense. Marek Hudon, prof à la Solvay Business School, espère que cela ouvre une brèche à l’avenir pour l’urgence climatique, ce qui n’a jamais été même imaginé à ce stade.
Comme Emmanuel Macron a annoncé qu’il n’y aurait pas d’impôt supplémentaire et qu’on ne toucherait pas au social, il va tout de même falloir faire des arbitrages…
Idem sur les marchés financiers. Fin janvier, le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte s’en prenait aux règles ESG qui empêchaient le financement de la base européenne d’industrie de défense. Il est vrai que les financements privés se tiennent à distance de l’armement. A priori, cette barrière a commencé à tomber et cela devrait s’accélérer. Il y a fort à parier que des outils de financement émergent sur les marchés et que le private equity soit moins hésitant à investir dans des entreprises de défense.
Cette position pourrait même infuser parmi les fonds ESG. Philippe Zaouati, qui dirige Mirova, société de gestion très engagée dans la finance durable, explique, dans une tribune à L’Agefi, que la finance responsable devrait changer son fusil d’épaule et réfléchir à des moyens d’investir dans l’industrie de défense.
Mais y a-t-il de la place pour tout le monde ? “L’urgence environnementale” et “le nécessaire réarmement” peuvent-ils coexister ? Quelle fin du monde est la plus urgente ? Laquelle est la plus menaçante ?
Certains argueront que le réchauffement climatique ne va pas changer nos sociétés dans les 5-10 ans à venir à la même échelle qu’une menace sur nos libertés et nos démocraties, qui déstabiliserait durablement nos sociétés et nos modes de vie.
D’autres objecteront que la course à l’armement est sans fin, que la puissance européenne est sous-évaluée par rapport aux capacités réelles de la Russie et que l’urgence environnementale nécessite des investissements immédiats pour pouvoir continuer à vivre décemment demain.
Contrairement à mon attitude habituelle, je ne fais pas partie des optimistes qui considèrent que les deux se financeront conjointement à la hauteur des enjeux gargantuesques évoqués. Pourquoi ? Parce que notre système n’est pas prêt à bouger tant que ça et que je ne crois pas à une réorientation massive des financements privés au détriment d’activités nocives pour notre planète (énergies fossiles en premier lieu) ou inutiles pour notre quotidien (tellement de produits de consommation et de services en tous genres…), ou des financements publics plus intéressés à cajoler les très hauts revenus qu’à proposer un projet de société pour les 25 ans à venir.
En synthèse, préparons-nous et les générations futures à une France à +4°C… Ce sera chouette… Mais personne ne m’enlèvera mon envie de bien faire, d’aider comme je peux, chacun à notre niveau, à améliorer notre société.
🪜 Comment un prêt à impact a aidé la structuration de la RSE chez Idea
Dans un entretien au Journal des entreprises, Vincent Delacour, directeur administratif et financier chez Idea, grand groupe dans la logistique, explique comment un prêt à impact a aidé l’entreprise à mieux structurer ses actions de RSE.
Le groupe a contracté un prêt à impact Pact Trajectoire ESG auprès d’Arkea, dont les taux d’intérêt sont indexés à une évaluation annuelle extra-financière. Ce choix s’inscrit dans une démarche plus globale de mieux aligner finance et RSE. La vertu de l’exercice a été de pousser Idea à structurer encore davantage ses démarches sociales et environnementales afin de gagner des points et voir une baisse des taux d’intérêt.
Le gain économique est faible pour le groupe, concède le DAF, mais les retombées positives créent une dynamique positive. Il prend l’exemple d’une baisse des accidents de travail (moins de blessés, des gains financiers et des managers plus motivés). Autre élément positif : même si c’est exigeant, cela contribue à formaliser le suivi d’indicateurs qui coïncident avec le reporting CSRD.
Mon avis : ce type de prêt est encore assez rare, mais l’approche d’Idea rejoint celle que j’ai pu constater chez d’autres. Choisir un prêt à impact, c’est accepter en connaissance de cause que la RSE sera intégrée à l’équation. Cela ne présente que des bénéfices pour les entreprises engagées et proactives sur le sujet.
📣 Une démarche de communication à la portée de toutes les PME
Le cabinet d’experts comptables Abaq va fêter ses 20 ans. Forte de ses 30 salariés, l’entreprise nantaise est devenue société à mission en 2022. A l’occasion de son anniversaire, elle a décidé de réaliser une série de sept vidéos pour se raconter. La première est consacrée à la société à mission.
Je parle de cette initiative pour plusieurs raisons :
Il n’y a pas besoin d’envoyer du bois quand on parle de sa qualité de société à mission. Abaq n’est pas une entreprise fancy ; elle ressemble à d’innombrables PME. Et la vidéo ne cherche pas à survendre le cabinet, mais à le montrer sous son visage, avec honnêteté et authenticité.
Parler de la société à mission n’a pas forcément besoin d’être technique. Un puriste comme moi pourrait regretter que la vidéo n’explique pas ce qu’est l’entreprise à mission, mais l’angle pris est celui de l’ADN, des valeurs et de la posture de l’entreprise comme des éléments à préserver dans le temps. Rien de mieux que de les inscrire dans les statuts, via la société à mission.
Cette série a certes été réalisée par une agence externe, mais je doute que les budgets soient mirobolants. Donc, saisissez des occasions phares pour investir un peu et parler de la société à mission. Vous pouvez penser que l’impact est faible, mais si toutes les entreprises à mission ont une démarche même modeste sur leur démarche, cette qualité juridique gagnera en visibilité et en lisibilité, ce dont elle a besoin aujourd’hui.
Je me répète, mais être une société à mission cachée, c’est prendre le contrepied de l’esprit de la démarche. Autre point essentiel : être société à mission, c’est contribuer à un mouvement d’entreprises, chacune étant à son niveau responsable de sa promotion et de son essor.
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🏃➡️ Le Sénat anticipe les changements liés à la loi Omnibus
Nombreux sont ceux à rappeler que l’Omnibus du 26 février n’était qu’un projet de directive et que tant que la directive n’est pas adoptée et transcrit en droit français, c’est le texte actuel qui demeure pour les entreprises. Certes, mais le Sénat a déjà passé la seconde.
La Chambre haute a voté le projet de loi Daddue, adoptée par l’Assemblée nationale fin février, dans lequel elle apporte quelques amendements, dont un qui touche directement le reporting CSRD.
En effet, le Sénat a approuvé un report des dates. Il propose ainsi un report de 4 ans pour les entreprises concernées par le rapportage à compter des exercices 2025 et suivants. Le texte global doit désormais passer en comité mixte paritaire avant validation finale, mais je doute que cet amendement soit remis en question.
Cela devrait lever le flou existant pour les entreprises non soumises encore à la CSRD, à savoir : vous n’y êtes pas encore soumises. En revanche, cela ne change rien pour les entreprises ayant déjà commencé l’exercice avec la publication des rapports.
📖 Le gouvernement sort son Plan d’adaptation au changement climatique
La version finale du Plan nationale d’adaptation au changement climatique vient de sortir (des documents plus courts sont disponibles ici). Je ne l’ai pas encore lu en détails (je vais le faire), mais je vous incite fortement à le parcourir. De quoi parlons-nous ?
Le PNACC est la stratégie de la France pour s’adapter à un climat +4°C dans l’Hexagone à l’horizon 2100 (scénario tristement de plus en plus réaliste). Il doit venir compléter les efforts menés en matière d’atténuation. Ce document recense 52 mesures touchant tout le monde dans la société, en premier lieu les pouvoirs publics (collectivités et administration centrale) et les entreprises. Le PNACC est multi-sectoriel et concerne absolument toutes les angles qui font que notre société fonctionne : santé, énergie, infrastructures, conditions de travail, technologies, financement etc.
Côté entreprise et sans prétendre à l’exhaustivité, le document évoque notamment les sujets d’adaptation des conditions de travail, d’intégration de l’adaptation dans les stratégies d’entreprise (même si les ambitions ont été revues à la baisse) et des dispositifs d’aide aux entreprises. Les emphases sectorielles vous intéresseront forcément peu importe votre activité.
2100, c’est loin, mais le changement sera très lent et n’attendons pas +3°C pour avancer, encore plus si des investissements importants sont à prévoir.
🧠 Un peu de jus de crâne
Cap Digital vient de sortir un rapport sur l’intelligence artificielle. Il s’agit de défendre une vision souveraine et éthique de l’IA, nécessité d’autant plus forte que l’essor de cette technologie ne va cesser de croître dans nos quotidiens de citoyens et de travailleurs.
Entretien intéressant de Sylvain Waserman, président de l’ADEME, dans WeDemain. Je le trouve (forcément) un peu trop optimiste, mais il revient sur pas mal d’initiatives pertinentes de l’Agence, dont ACT qui aide les entreprises à crédibiliser leurs plans de décarbonation.
Dans une tribune sur LinkedIn, mes comparses de B Harmonist Sophie Lemaire et Vincent Aboyans-Billiet arguent que travailler sur sa culture d’entreprise peut être un excellent rempart face à la brutalité du monde et aux frictions dans nos sociétés.
1000 artistes britanniques ont décidé de sortir un album un spécial intitulé Is This What We Want?. C’est un opus de 10 morceaux silencieux de protestation contre un projet de loi du gouvernement permettant aux entreprises de l’IA générative d’utiliser des contenus protégés pour entraîner leurs modèles sans licence. Tous les revenus sont reversés à une association.
💡 Comment accepter les innovations qui viennent de l’extérieur ?
Malgré des dizaines d’ouvrages et d’articles prouvant l’importance de la curiosité et d’aller chercher des idées en dehors de son entreprise, de son secteur et de sa zone de confort, bien peu d’entreprises le font. De nombreuses raisons peuvent l’expliquer. Cet article paru dans MIT Sloan Management Review se penche sur un phénomène un peu différent : comment faire accepter des idées qui viennent de l’extérieur ? C’est un peu la phase d’après.
Les auteurs détaillent plusieurs techniques :
il faut encourager l’interne à sortir de l’entreprise : c’est assez classique. Cela fait notamment référence à l’idée de l’ouvrage Not Invented Here. Mais il s’agit aussi de faire venir l’extérieur par des événements, voire des contrats. Pour cette missive, je suis tombé sur cet article évoquant l’accueil en résidence de Gabrielle Halpern, une philosophe, au sein de la Cité de l’économie et des métiers de demain en Occitanie. Mais on peut aussi penser aux contrats CIFRE pour l’accueil de doctorants en CDD.
il faut sortir de la pensée de groupe (group think) en trouvant un allié. Le phénomène est récurrent : en interne, on a tendance à tous penser de la même manière, consciemment ou non. Une idée qui vient de l’extérieur sera souvent rejetée simplement parce qu’elle ne vient pas du groupe. Dans ce cas, il suffit d’un allié—un audacieux en interne ou un soutien externe peu conventionnel mais de poids—pour changer l’équilibre et rendre acceptable cette idée.
il faut traduire les idées externes dans un langage compréhensible par l’interne. C’est très juste. Une idée portée par une personne étrangère du mode de pensée interne peut ne rentrer aucun écho. D’où l’importance d’avoir des personnes capables de relier l’idée à des offres, des process, une sémantique que l’interne s’est déjà approprié, une sorte de décodeur en somme.
il faut nourrir une culture de la réception. Les auteurs la mettent en dernier, mais c’est la plus importante à mes yeux. On parle aussi d’entreprise apprenante. Il s’agit de favoriser un environnement où les idées externes sont recherchées, acceptées et valorisées. C’est extrêmement complexe à mettre en place, mais c’est essentiel.
📗 Recension de Cabane d’Abel Quentin, éditions de l’Observatoire, 2024
Je suis biaisé : j’aime beaucoup les romans et le style d’Abel Quentin. Après le terrorisme et le wokisme, il s’attaque à l’urgence climatique dans son nouveau roman Cabane sorti à l’automne dernier.
Ce roman raconte l’histoire des auteurs d’un rapport qui ressemble beaucoup au rapport Meadows—même contexte, même période, mêmes objectifs. Au début des années 1970, quatre jeunes scientifiques sont choisis pour travailler sur une projection du climat à partir de nouveaux modèles mathématiques, deux Américains, un Français et un Norvégien. Le roman commence par l’écriture du rapport, leurs relations, les conflits, leurs prises de conscience.
Abel Quentin décide ensuite de suivre le destins de chacun des auteurs jusqu’à nos jours. Les Américains ont été choisis pour être porte-parole du rapport. Après une première phase d’intérêt fort et des tournées internationales, ils se rendent compte que rien ne change et qu’ils deviennent plus des animaux de spectacle que des scientifiques qui font bouger les lignes. Le Français tombe dans le cynisme et met à profit son expertise pour le compte des pétroliers : certes totalement conscient de l’ouragan, mais après moi, le déluge. Le Norvégien, lui, est profondément touché par le rapport et perd la tête, se mettant en marge de la société.
Cela vous plante le décor sans vous révéler tous les aspects de ce roman captivant même si peu réjouissant sur les perspectives. C’est un peu la marque de fabrique d’Abel Quentin. Si l’ouvrage peut souffrir de quelques longueurs ci et là, il n’en reste pas moins riche, très documenté, ancré dans son époque et farfouinant plein de phénomènes, du cynisme de grandes entreprises à la naturopathie en passant par les dîners de salon.
C’est terminé pour cette semaine. Merci de votre lecture ! Je vous invite à commenter, à réagir en appuyant sur le ❤️ dans l’en-tête et à partager ce post. Merci beaucoup !
La société à mission est un sujet pour vous ?
En phase de réflexion sur la société à mission, sur la révision de votre mission actuelle, sur le pilotage et l’animation de votre mission, je suis à votre disposition pour creuser ces sujets. Vous pouvez me contacter par réponse à cet email si vous avez directement reçu cette missive, sinon par email si vous lisez depuis votre navigateur. Plus d’infos sur les différents parcours via mon site.
On se retrouve dans deux semaines,
Vivien.