#95 Décryptage de la mission de Serena (société d'investissement)
Analyse de sa raison d'être et de ses objectifs statutaires
Chères lectrices, chers lecteurs,
Voici le premier décryptage de société à mission de l’année. Il a tardé, parce que j’ai travaillé sur un projet de rapport qui m’a demandé d’éplucher 549 sites de sociétés à mission… Mon objectif : en savoir plus sur la manière dont les audits de ces premières entreprises à mission se sont passés. On reviendra dessus plus tard, mais j’ai dû prioriser.
A l’issue du vote, Serena l’avait assez largement emporté. Avant de passer à l’analyse de leur mission, vous êtes habitués maintenant, c’est à vous de décider quelle entreprise sera décryptée la prochaine fois. J’ai choisi des univers très différents avec d’un côté FoodChéri (livraison de repas), de l’autre GPA (casse automobile). Dans les deux cas, elles trônent malheureusement assez seules dans leur secteur…
Voici leurs raisons d’être :
FoodChéri : “Parce que nous faisons le constat que nos modes d’alimentation actuels peuvent s’avérer délétères pour l’Humain et pour la planète, en tant que restaurateur engagé nous souhaitons contribuer à un modèle alimentaire vertueux. Pour cela, notre mission est de concevoir, cuisiner et livrer des repas savoureux, sains et durables.”
GPA : “Recycler les mobilités en un futur souhaitable et solidaire.”
Comme on va pas mal de parler de tech et d’innovation, ça m’a fait penser à la chanson “Now and Then” des Beatles qui a été générée par l’IA générative à partir d’une démo inachevée et de la discographie du groupe. Perso, je ne suis pas fan de ce morceau, mais le progrès actuel, c’est aussi la capacité de faire ça.
Serena Capital est née en 2008 autour de trois entrepreneurs passionnés de technologie et d’entreprenariat. C’est aujourd’hui une société de gestion, un VC comme on dit pour faire bien, très reconnue dans le milieu des start-ups. Ils ont notamment backé (allez j’arrête avec le jargon anglosaxon qui, en vrai, ne sert à rien sinon d’exclure les autres…) La Fourchette, Dataïku, helios, Aramis ou encore Malt.
Ils ont décidé de passer société à mission à l’été 2023. Vous pouvez retrouver tous les détails dans leur rapport bien fait de durabilité.
Raison d’être
Nous soutenons la réussite d’entrepreneurs innovants et ambitieux au service d’un monde meilleur.
Cette raison d’être est simple à comprendre, facile à mémoriser, mais possède l’écueil de ses avantages. On comprend globalement que Serena apporte une forme de soutien à des entrepreneurs, mais entre un incubateur, une banque privée, un fonds d’investissement, un cabinet de conseil, difficile de savoir.
Mon conseil : il est vraiment préférable qu'une raison d'être vous soit spécifique. Rares sont les occasions pour une entreprise d'affirmer sa singularité, son identité. C'est important pour l'interne (garder le cap en toutes circonstances) mais également pour l'externe (surtout dans un milieu concurrentiel que ce soit pour trouver des clients, des partenaires ou de nouveaux collaborateurs). Cela demande de l'introspection, la recherche de ses valeurs, ce qui fait corps et qui vous transcende.
Surtout, la seule question que l’on se pose vraiment en lisant cette raison d’être, c’est : de quel monde meilleur Serena parle-t-elle ? Cette expression reprend le mantra des startuppers de la Silicon Valley que la série éponyme avait d’ailleurs parfaitement parodié dans plusieurs épisodes. Le problème est que cette expression n’a plus de sens aujourd’hui si elle n’est pas définie.
Pour certains, un monde meilleur est hyper technosolutionniste et centré uniquement sur la recherche perpétuelle du progrès et de la nouveauté ; pour d’autres, il sera low tech orienté davantage sur de nouveaux comportements et de nouveaux usages. La caricature est à dessein, pour illustrer mon argument.
Le reste de la raison d’être pourrait s’appliquer à bien des sociétés de gestion, que ce soit sur la réussite des entrepreneurs, sur l’innovation ou sur l’ambition.
Autrement dit, la simplicité de la formulation et la clarté apparente génèrent plus d’interrogations qu’elles n’apportent de réponse. C’est l’écueil que je souligne souvent avec ces raisons d’être très brèves qui ressemblent plus à des signatures de marque, même si ce n’est pas vraiment le cas ici. On est dans un entre-deux.
Quelqu’un a eu la bonne idée de vous transférer cette missive ? Déjà merci à cette personne ! Venez rejoindre les 1785 abonnés à la newsletter en vous inscrivant ! Vous recevrez tous les décryptages, les podcasts et les missives hebdomadaires, ainsi qu’une invitation à un événement d’onboarding sur la société à mission pour les nouveaux membres.
Les objectifs statutaires
Contribuer à la construction d'une société inclusive, solidaire, en agissant pour l’égalité des chances au sein de l’entreprise et contribuer à préserver la planète en maximisant l'impact environnemental positif de notre organisation
Sacré objectif ! Il y a beaucoup de choses dans cet objectif. La formulation détone par rapport à une raison d’être très courte. Il y a un mélange macro et micro qui rend l’ensemble un peu confus, mais on comprend que cet objectif est centré sur l’interne, à la fois les aspects sociaux et environnementaux. On peut toutefois questionner l’ambition de chaque point : la solidarité s’exprime-t-elle uniquement par l’égalité des chances ? Comment maximiser l’impact environnemental positif de bureaux ?
En fait, c’est assez étonnant de l’avoir mis en premier, tellement la raison d’être est centrée sur l’action de l’entreprise vis-à-vis de l’extérieur. Par ailleurs, tous ces aspects relèvent principalement de la RSE, pas vraiment de la mission. C’est d’autant plus vrai que la raison d’être y fait peu, voire pas du tout référence.
Motiver nos décisions d'investissement par la prise en compte de critères ESG et de durabilité
Difficile de contester cet objectif. Le seul aspect concerne la distinction entre ESG et durabilité qui m’échappe un peu. L’ESG recouvre, quand ce n’est pas juste du réglementaire, tous les aspects de la durabilité.
Concevoir et déployer une approche de recherche et développement innovante pour prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux dans nos investissements et partager nos apprentissages avec les acteurs de l'investissement pour faire évoluer notre métier d’investisseur et sa notion de performance
J’aime beaucoup cet objectif qui est probablement le plus engageant. Il me rappelle un projet que je voulais porter dans une autre vie, mais qui ne s’est jamais matérialisé.
Toutefois, il tombe comme un cheveu sur la soupe. La raison d’être étant, encore une fois, tellement centrée sur les entrepreneurs que ni le métier d’investisseur, ni la logique d’écosystème n’est présente. Cela étant, on ne pourra pas évoluer dans le secteur de l’investissement sans une révolution du métier et de la notion de performance (notamment sur les rendements et sur l’appréciation de la performance pas juste financière, mais globale). J’ai hâte de savoir comment Serena participera à cet effort.
Accompagner la progression de l’impact social et environnemental positif des entreprises de notre portefeuille
Je comprends le raisonnement de Serena dans l’articulation écrite de ses objectifs, mais dans les faits, celui-ci sera redondant avec le second. C’est un continuum : si on prend en compte des critères ESG dans les choix d’investissement, on va poursuivre la démarche dans l’accompagnement de l’entreprise. Leur rapport de durabilité le montre d’ailleurs.
J’aurais probablement axé cet objectif sur l’approche d’écosystème que Serena porte auprès de ses participations via l’organisation d’événements et de programmes qui réunissent à chaque fois plusieurs de leurs participations. Cela permettrait également d’ouvrir un axe intéressant qui peut être dilué avec la formulation actuelle.
Intégrer des mécanismes de partage de la création de valeur au niveau de l’organisation et des participations avec leurs parties prenantes (collaborateurs, entrepreneurs, écosystème)
Cet objectif me laisse plus circonspect. La formulation est étrange : « intégrer des mécanismes de partage de valeur » ? Mais, il en existe par défaut dans toute entreprise, cela s’appelle les salaires. Si je comprends le sujet du partage de la valeur (que l’on aborde d’ailleurs trop souvent sous l’angle exclusivement financier) et le fait qu’il soit dans l’air du temps, je ne suis pas certain de comprendre comment Serena va le piloter de manière différenciée de son premier objectif, qui porte sur le social et l’interne, et le quatrième qui prend déjà en compte les aspects sociaux des participations.
D’ailleurs, c’est la partie sur laquelle le rapport de durabilité est le moins loquace.
Au global
✅ La mission est ambitieuse et engageante, surtout au niveau des objectifs. Il y a une base de travail très riche sur laquelle l’équipe pourra plancher pour approfondir des actions déjà lancées et en initier de nouvelles.
✅ L’objectif visant à repenser le métier d’investisseur et la notion de performance est fondamental. C’est la clé d’un environnement financier qui jouera pleinement son rôle dans le succès des transitions auxquelles nous faisons face. Cela impliquera forcément de réfléchir à des changements d’habitude, de pratiques, et probablement des renoncements.
📶 La raison d’être n’est pas à la hauteur des objectifs. Elle est trop générique et floue. « Un monde meilleur » est un peu la phrase-cliché des startups, qui est aujourd’hui vide de sens si on ne présente pas ses convictions. J’ai déjà évoqué la série Silion Valley, mais cette expression me fait également toujours penser à l’ouvrage d’Aldous Huxley qui n’a rien d’un monde meilleur…
📶 La structuration des objectifs suit une logique qui fonctionne sur le papier, mais risque d’être difficile à tenir en pratique, car il y a beaucoup de recouvrements entre eux. Par exemple, Serena distingue le fait de prendre en compte des critères ESG dans les décisions d’investissement et l’accompagnement des participations dans la progression de leurs impacts sociaux et environnementaux.
Pourquoi pas, mais cela participe d’un continuum qui aurait pu être réuni au sein d’un même objectif pour avoir un objectif plus porté sur les démarches collectives que Serena mène auprès de ses participations.
⚠️ Les efforts sociaux et environnementaux que Serena privilégient me semblent partiels. Sur les aspects sociaux, l’aspect DEI (Diversity, Equity and Inclusion) est prédominant, sans que d’autres dimensions soient mises en avant sur les conditions de travail, les achats responsables etc. qui sont pourtant essentielles. De même sur les enjeux environnementaux, seuls les aspects climatiques sont indiqués, ce qui est gênant d’autant plus que Serena intervient dans le milieu de la tech qui impacte beaucoup la biodiversité et les ressources naturelles.
⚠️Cet exercice d’analyse se veut pédagogique pour toute entreprise souhaitant devenir société à mission ou en cours de transformation. Je m’évertue à être critique MAIS constructif. Je valorise le travail fourni en interne pour aboutir aux missions décryptées et offre simplement un avis, que j’espère, éclairé.
Et si besoin, je suis à disposition pour échanger avec l’entreprise analysée.
Quelques minutes pour le bien de cette newsletter
Avant de partir, si vous n’avez pas répondu à l’enquête de lectorat, je vous remercie de prendre 4 minutes pour le faire. C’est très précieux et je commence déjà à réfléchir à des évolutions avec les retours déjà partagés. Donc, sachez que cela m’est très utile et par ricochet, c’est bénéfique pour vous.
C’est terminé pour aujourd’hui. Si cette missive vous a plu, je vous invite à appuyer sur le ❤️. Cela m’encourage !
Vous pouvez également partager le contenu sur les réseaux sociaux ou auprès de collègues. Vous êtes mes meilleurs ambassadeurs !
Vous voulez que l’on travaille ensemble ?
Si vous souhaitez bénéficier d’un accompagnement pour devenir société à mission, pour challenger votre raison d’être et vos objectifs, ou pour bien piloter le déploiement opérationnel de votre mission, vous pouvez me contacter par réponse à cet email si vous avez directement reçu cette missive, sinon par email si vous lisez depuis votre navigateur. Plus d’infos sur les différents parcours sur mon site.
A demain,
Vivien.