Bonjour,
J’espère que votre mois d’août se passe bien quoique vous fassiez. Je vous envoie la dernière chronique d’été avant la rentrée. Au programme, un livre dont le sujet est étonnant : l’ignorance.
Et vous qu’avez-vous lu cet été ?
Il y a quelques mois, j’ai lu un entretien de Linsey McGeoy sur le pouvoir de l’ignorance. J’avais trouvé son argumentation très pertinente et applicable à un nombre considérable de situations. Son ouvrage The Unknowers: How Strategic Ignorance Rules the World reflète la densité de sa réflexion. Fruit de 15 ans de recherche sur le sujet, cet ouvrage doit parachever la somme d’informations collectées et d’articles rédigés sur le sujet.
Le concept d’ignorance stratégique est défini ainsi : « toute action qui mobilise, fabrique ou exploite les inconnus dans un environnement large pour éviter d’éventuelles responsabilités pour des actions passées. Mais j’utilise également l’ignorance stratégique pour faire référence à des situations où des gens créent ou magnifient des inconnus de manière offensive et non défensive, pour générer du soutien en faveur d’initiatives politiques futures plutôt que de simplement s’affranchir des responsabilités pour des actions passées. » Le style de McGoey n’est pas toujours évident et cette définition vous donne un avant-goût.
En gros, son propos est de montrer que l’utilisation de l’ignorance est plus importante que celle de la connaissance. Par exemple, des leaders politiques vont promouvoir certaines initiatives considérant que les électeurs sont trop ignorants pour comprendre certaines, voire, plus globalement pour voter ; un dirigeant d’entreprise va chercher à ne pas savoir certains éléments pour éviter d’être incriminé dans le cas d’affaires ; des universitaires vont considérer que leurs théories sont universelles, alors qu’ils occultent certains faits qui pourraient affaiblir leur théorie etc.
Autant d’exemples que Linsey McGoey explorent dans son ouvrage. Elle revendique un angle d’étude explicite : la droite, les économistes défenseurs du libre marché et les grandes entreprises. C’est intéressant, car ce ne sont pas les acteurs les plus vilipendés dans les ouvrages de sciences sociales généralistes. Mais, cela crée, à force, une sensation de trop plein, un peu comme si l’auteure voulait vider son sac contre tous ses acteurs pour lesquels elle ne porte guère de respect. Steven Pinker, Milton Friedman, John Rockefeller, Steve Bannon et bien d’autres sont rhabillés pour les prochains hivers.
C’est le point faible d’un livre pourtant riche et dont le propos central est extrêmement original.
McGoey met en lumière des phénomènes que l’on constate fréquemment mais qui bénéficient ici d’un cadre analytique que je n’avais pas vu jusqu’à aujourd’hui : l’ignorance stratégique. Elle explicite quelques concepts de son cru. Je ne les reprendrai pas tous, mais quelques-uns méritent d’être mentionnés. Elle parle de micro et de macro-ignorance. La micro-ignorance relève du phénomène individuel sans réelle conséquence. La macro-ignorance est un pattern systématique qui a des conséquences en matière de gouvernance que ce soit en politique ou en entreprise. La macro-ignorance incite ensuite à d’autres phénomènes de micro-ignorance.
Un bon exemple de macro-ignorance est l’idée que l’Angleterre et les États-Unis étaient des pays où le marché faisait la loi. L’auteure rappelle que cette idée est fausse et que certaines réglementations en place avantageaient disproportionnellement certains acteurs, soit au niveau national, soit vis-à-vis de concurrents étrangers. Et aujourd’hui encore, cela crée des phénomènes de micro-ignorance où l’idée que les Etats-Unis sont le royaume du libre marché est très ancrée dans les esprits. Nombreux sont ceux qui souligneront pourtant l’existence du Buy American Act…
Elle évoque également le concept d’ignorance d’élite. Je trouve cette idée très utile. Elle explique qu’on intime souvent l’ignorance aux pauvres et aux moins éduqués, tandis qu’on considère les élites mieux et plus informées, souvent simplement par leur position de pouvoir et d’éducation. J’ai toujours trouvé cette idée assez bête et pourtant elle a la dent dure. N’avez-vous jamais entendu en entreprise cette phrase : « c’est le chef ; il doit savoir des choses qu’on ne sait pas » pour essayer de justifier une décision qui n’a pas vraiment de sens ? Le fait d’être en position de pouvoir peut simplement amener à ne voir les faits que selon son prisme idéologique. Ces élites, des dirigeants politiques ou d’entreprises, sont théoriquement en position d’en savoir plus, mais peuvent délibérément décider d’ignorer ou d’éluder certains dossiers ou certains avis qui pourraient contredire leurs opinions et leurs propos. Prenez l’environnement comme bon exemple illustratif…
Je pourrais en mettre en avant d’autres, mais ce serait trop long. The Unknowers est un ouvrage à la frontière entre l’académique, la politique publique, la sociologie et l’essai engagé. S’il peut être parfois un peu fouilli et mal structuré, il n’en reste pas moins que les propos, une fois nettoyés du superflu, sont extrêmement pertinents et originaux.
C’est tout pour cette semaine. Merci de votre lecture !
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A jeudi prochain pour le retour des missives,
Vivien.
Bonjour Vivien, en lisant votre article sur cet auteur, ces mots me font penser à deux autres mots croyance et manipulation pour assurer une finalité : l"embrouille du savoir' comme le nomme le site Influences.Dans son édito le site influences évoque un des cas cités dans le livre de ce sociologue, repris ci dessous, que l'on retrouve d'ailleurs en France, et qui génère la méfiance vis à vis de certaines structures. Ainsi, Linsey Mac GOE cite :"l’ancien secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld " Auditionné en 2020 à propos des armes de destruction massive en Irak, voilà sa mémorable ligne de défense (je traduis) :
« Comme nous le savons, il y a des connaissances connues ; il y a des choses que nous savons que nous savons. Nous savons également qu’il y a des inconnues connues ; c’est-à-dire que nous savons qu’il y a des choses que nous ne savons pas. Mais il y a aussi des inconnues inconnues – celles que nous ne savons pas que nous ne savons pas. » ".
Nous pourrions pour avoir écouter certains témoignages lors de l'affaire Bénala, retrouver cet embrouilli du savoir pour servir des fins non avouées, etc, etc..
Et il y en a encore bcp d'autres ...
A bientôt pour d'autres échanges
Evelyne