#64 La société à mission: un cadre trop souple?
Et également décryptage de la mission de NEPSEN (cabinet d'ingénierie TEE); lancement du collectif En Vérité dans l'agroalimentaire; Chiesi et le territoire à mission; 4 scenarios de l'ADEME pour 2050
Chère lectrice, cher lecteur,
Si vous lisez ce message ce soir (jeudi), je vous souhaite une bonne journée du climat. Heureusement qu’elle est là celle-ci : on oublierait presque que c’est un enjeu important…
Je discutais avec un ami entrepreneur récemment qui a exprimé une forme de défiance à l’égard de la société à mission en raison de la souplesse de son cadre. J’essayais de le convaincre, mais il voyait beaucoup plus de vertu dans des labels : '“c’est facile d’être une entreprise à mission”, “tu peux facilement faire du greenwashing”, “il n’y a pas de contrôle” etc. Il y a une partie de vérité, mais surtout, sa réaction m’a fait réaliser que cette souplesse, souvent présentée comme un formidable atout, peut également être le talon d’Achille de la société à mission.
Beaucoup de promoteurs du dispositif saluent cette souplesse qui tranche avec d’autres dispositifs, aux Etats-Unis par exemple, et qui offre la possibilité aux entreprises d’exprimer leur singularité plutôt que de remplir des cases et se conformer à un référentiel bien bordé.
Cet atout est bien réel. On voit ainsi des entreprises qui peuvent combiner leurs métiers et les aspirations de leur mission, comme Botanic sur le jardinage, l’emlyon sur l’éducation, Good Goût sur l’alimentaire pour les enfants etc. Ces entreprises partent de leur métier dans lequel la mission peut aisément se fondre et ils affirment ainsi leur singularité. C’est beaucoup plus incarnant qu’un cadre unique que chacun doit suivre qu’importe les spécificités de l’entreprise. La mission peut alors sincèrement servir de boussole.
En revanche, cette souplesse est corrélée à un devoir d’exigence, de transparence et de sensibilisation. Etre société à mission aujourd’hui, c’est un peu une lubie pour convaincus. Je peux être critique sur l’analyse de certaines missions, mais je ne doute que très rarement de la sincérité de la démarche. Mais, je ne doute pas non plus qu’à mesure que la qualité prendra de l’ampleur sur la scène économique au-delà des afficionados dont je fais partie, l’appétit des opportunistes grandira.
Le cadre législatif n’a pas besoin de changer, mais un travail revient au premier cercle de convaincus d’éviter que la société à mission ne soit dévoyée pour de mauvaises raisons.
Tout d’abord, il faut être exigeant. Passer société à mission est techniquement simple, mais le contenu de la mission et son déploiement doivent être savamment réfléchis. Ce premier cercle de sociétés à mission et d’accompagnateurs de ces entreprises doit être exemplaire dans son approche du sérieux à avoir dans la démarche. Ecrire une mission doit avoir un sens, porter une ambition qu’on est prêt à arborer comme un tatouage sur le front : il faut en être fier et s’assurer que tout ceux qui la regardent se disent que cela a vraiment du sens... sinon cela ne sert à rien et c’est assez ridicule et inutile. C’est d’ailleurs l’ambition que j’essaie de poursuivre au travers de cette newsletter. On m’a récemment qualifié de “censeur de mission” — c’était un compliment. Ce n’est pas le compliment le plus flatteur, mais je prends !
Ensuite, il faut être transparent. Le problème de la mission, c’est qu’on ne peut pas être très précis. Cela relève davantage des objectifs opérationnels qui sous-tendent la mission, mais qui ne sont généralement pas publics. Toutefois, se limiter à des mots peut sembler vide, voire relever du greenwashing d’un œil extérieur. Aujourd’hui, c’est un des axes d’amélioration majeurs pour les entreprises à mission. Le “Jour d’après” reste une boîte noire : la transparence et la communication seront des vecteurs de crédibilité pour la démarche. Le rapport de mission peut être un bon véhicule — encore faut-il qu’il soit partagé par les entreprises — mais une communication au fil de l’eau sera également bénéfique.
Enfin, il faut continuer à faire de la sensibilisation. Le cadre législatif de la société à mission reste mal connu. La Communauté des entreprises à mission ne peut pas être la seule porte-voix : chacun.e doit jouer sa partition auprès de ses réseaux. Egalement, pour les entreprises étant déjà passées à mission, il est essentiel d’expliquer les implications de ce changement statutaire sur le fonctionnement de l’entreprise. Trop souvent, la réponse à cette question est : “pas grand chose ; nous étions déjà très engagés avant”. Même si l’engagement était conséquent, toute entreprise fait les choses un peu différemment après, soit dans le fond, soit dans la forme. Peut-être faut-il davantage prendre du recul pour bien mesurer l’impact déjà ressenti. C’est en partie la tâche du comité de mission, qu’il peut conjointement mener avec d’autres instances dirigeantes.
C’est au prix de ces trois principes que la société à mission ne sera pas perçue comme un gadget ou pire un cache-sexe. Ce sera un des grands enjeux de 2022, année de montée en puissance du dispositif où la barre symbolique des 1000 entreprises à mission sera atteinte.
Au sommaire de cette missive :
🌍 Décryptage de la mission de NEPSEN
👍 En Vérité fait du lobbying d’intérêt général
🤝 Chiesi est dans une démarche de territoire à mission
💭 La citation de la semaine sur l’alignement entre convictions personnelles et réalité business
🤔 L’ADEME présente quatre scenarii pour atteindre la neutralité carbone en France d’ici 2050
📖 Un peu de jus de crâne en plus avec quelques lectures et podcasts
🎧 Mon son de la semaine : Maxence Cyrin - “Voyage”
🌍 DECRYPTAGE DE LA MISSION DE NEPSEN (CABINET SPECIALISE DANS LA TEE)
J’ai une foi profonde dans la capacité des entreprises à jouer un rôle positif dans la société. C’est un moteur très fort dans toutes mes activités. J’adore dénicher des pépites qui viennent alimenter cette vision, parce qu’on parle tellement souvent de celles qui écornent l’image de l’entreprise comme partie prenante de la vie de la cité. Cette semaine, j’ai découvert une de ces pépites : NEPSEN.
2021 a été une année charnière pour le groupe, puisqu’il a décidé de réunir toutes ses entités sous le seul nom de NEPSEN. Un seul groupe et de multiples métiers liés à l’ingénierie de projet en TEE. En parallèle de cette évolution juridique, cette PME en a profité pour devenir société à mission. La mission est le fruit d’un engagement de longue date.
Passons au décryptage :
La raison d’être :
Pour bâtir un monde sobre en énergie, écologique et solidaire, nous mettons en œuvre les projets les plus pertinents qui améliorent en profondeur et durablement l’empreinte énergétique et environnementale de l’existant avec une approche réaliste et humaniste.
Voici une raison d’être qui appelle à la réflexion. Elle parvient à combiner clarté, inspiration, métier de l’entreprise et ambition sociétale et environnementale. Le choix est assumé de n’être ni métaphorique, ni dans la punchline. C’est une raison d’être où on perçoit que derrière chaque mot se cachent une réalité, des actions, des projets. Je me suis au départ demandé ce que le terme de “solidaire” recouvrait, mais j’imagine que c’est lié au fait que NEPSEN travaille régulièrement sur des logements sociaux. Je suppute également que la solidarité s’incarne dans l’ancrage “multi-local”, pour reprendre son site, que le groupe a cherché à développer de longue date.
On retrouve également quelques partis pris très forts : “les projets les plus pertinents qui améliorent en profondeur”. En l’état, je comprends que le cabinet ne prend que des dossiers à haute valeur environnementale et énergétique. D’où des questions : renoncent-ils à des projets qu’ils estiment ne pas suffisamment s’inscrire dans une démarche de TEE ? Sur quels critères ? Et comment parviennent-ils à opérationnaliser ce parti pris ?
Un terme m’a toutefois interpellé : “l’existant”. Améliorer l’existant dans le métier de NEPSEN revient à se focaliser sur la rénovation ou la réhabilitation. Néanmoins, on voit bien dans leurs réalisations qu’il y a également de la construction de logements neufs. Cela crée un peu de confusion.
Autre terme pas très clair : “réaliste”. Ce mot reflète-t-il une posture commerciale : des bâtiments durables ont un coût supérieur que le client doit accepter ? Ou est-ce pour dire qu’ils ne sélectionnent que des projets pour lesquels ils sont certains de disposer des compétences plutôt que de vendre du rêve ?
NEPSEN a également fait le choix de ne pas mentionner ou faire référence à des parties prenantes, contrairement au choix de beaucoup de cabinets de conseil. C’est plutôt astucieux parce que cela permet d’inscrire cette raison d’être dans une dynamique très inclusive et ouvre le champ des possibles en termes d’actions à mener, d’autant que le sujet de la TEE touche tout le monde, non seulement ses clients privés ou publics, mais également les usagers des bâtiments.
Les objectifs :
Contribuer concrètement à la baisse des émissions de gaz à effet de serre
Instaurer une culture sociale de sobriété énergétique
Former des professionnels accomplis dans les métiers
de la transition écologique
Adopter un fonctionnement qui préserve les ressources naturelles
Créer un modèle économique vertueux, ancré dans
les territoires et la société civile
Tout d’abord, il faut saluer le fait que ces objectifs sont complémentaires de la raison d’être. Ils viennent même la renforcer. On comprend mieux l’aspect “solidaire” par exemple, notamment avec le dernier objectif.
Evidemment, beaucoup de ces objectifs ont un tropisme environnemental, mais il est intéressant de vouloir créer une cohérence complète entre les scopes 1, 2 et 3 de l’activité du groupe. C’est source d’amélioration continue, car c’est extrêmement difficile à réaliser, d’autant plus dans un secteur très regardé sur les GES.
Je suis moins certain de comprendre ce qu’est “une culture sociale de la sobriété énergétique”. S’agit-il de communiquer auprès de toutes ses parties prenantes sur la nécessité d’adopter une démarche de sobriété énergétique ?
Il y a tout de même un léger décalage entre la raison d’être et les objectifs : ils sont peu centrés clients. Les clients publics et privés n’ont pas encore pleinement acté (euphémisme) la composante TEE dans leurs appels d’offres. Cette mission ne peut donc être menée que si les clients bougent et cela passe forcément par des acteurs comme NEPSEN qui adoptent une démarche quasi-militante sur ces sujets. Il y a peut-être un axe d’amélioration à travailler sur les objectifs, car sinon, ils risquent d’être très centrés sur l’interne. Or, la raison d’être est, elle, très tournée sur l’externe.
Cet exercice est spontané, mais vous pouvez me contacter si vous êtes intéressés par une démarche de construction ou évaluation de votre mission.
Vous pouvez également retrouver les 33 missions déjà analysées ici et mes 16 conseils pour passer société à mission ici.
👍 LOBBYING D’INTERET GENERAL.
Quand on parle de lobbying, on a souvent une approche manichéenne : les entreprises défendent un intérêt particulier (pas bien) et les ONG, qui font tout autant de lobbying (si, si c’est le bon terme), défendent l’intérêt général (bien). Je caricature à peine. De temps en temps, des démarches émanant d’entreprises émergent mais on en parle trop peu, alors même qu’elles s’inscrivent dans une démarche d’intérêt général. Je vous parlais il y a quelques mois du Climate Act poussé par une quarantaine de scale-ups par exemple.
Aujourd’hui, quelques mots sur En vérité, collectif d’acteurs de l’agroalimentaire pour demander au législateur “d'imposer à toutes les marques des règles de transparence communes : type d’agriculture, origine, additif, qualité nutritionnelle…”, selon le site du collectif. Portée par Sébastien Loctin, PDG de Biofuture, cette initiative vise à faciliter le choix des consommateurs - je peux témoigner en tant que consommateur que j’en passe du temps à décortiquer les étiquettes produits…
Une douzaine de marques, comme D’aucy, Vrai, Alpina ou Hari&Co ont déjà rejoint le mouvement. Il y a bien évidemment un intérêt particulier derrière cette initiative : créer un “level playing field”, comme on dit en bon français, afin que les marques les plus vertueuses ne soient pas pénalisées face à des marques qui sont tout juste dans les cahiers des charges. Mais, cette initiative illustre à quel point intérêt particulier et intérêt général peuvent se rejoindre.
Une démarche qui s’inscrirait parfait dans celle de la société à mission…
🤝 TERRITOIRE A MISSION.
Mon édito la semaine dernière parlait des territoires à mission. Un exemple parfait de cette complémentarité entre les acteurs privés, publics et la société civile au travers d’un concours organisé par la ville de Parme dans le cadre du programme de Capitale européenne de la culture. Le laboratoire pharmaceutique Chiesi (societa benefit en Italie, société à mission en France et labellisée B Corp) s’est allié avec une ONG IBO Italy pour réfléchir à Parme 2030 comme ville soutenable en s’appuyant sur les ODD.
Cela a donné à un effort d’intelligence collective en interne et plusieurs projets créatifs en sont ressortis. Plus globalement, cela participe de son ancrage local parmesan et de sa volonté de dynamiser l’environnement local.
La citation de la semaine
“En tant que dirigeant, c’est une vraie source d’épanouissement de pouvoir faire se rencontrer la partie business et ses propres convictions. Je trouve ça très stimulant d’entrer dans une démarche qui nous encourage à faire évoluer les business model. Et ça donne encore plus envie de faire réussir son entreprise.
C’est grâce à cette transformation que nous pourrons mieux répondre aux enjeux sociétaux et environnementaux auxquels nous sommes collectivement d’ors et déjà confrontés.” (Thierry Yalamas, PDG de Phimeca dans un entretien pour Le Connecteur)
Du côté des idées
🤔 QUATRE SCENARII POUR 2050.
L’ADEME a publié un rapport comportant quatre scenarii pour atteindre la neutralité carbone en France d’ici 2050. Chacun emprunte deux voies très différentes. Les noms (plutôt bien trouvés d’ailleurs) le reflète bien : “génération frugale”, “coopérations territoriales”, “technologies vertes” et “pari réparateur” (pas le plus évident à comprendre). Plusieurs axes séparent ces scenarii. J’en retiens trois :
le rapport à l’innovation : on est sur la low tech dans les deux premiers scenarii, tandis que les deux derniers impliquent des investissements massifs et un tsunami d’innovations ;
les changements de comportement : les deux premiers seront perçus par beaucoup comme le chemin vers la décroissance ou a minima une très forte sobriété, tandis que les deux derniers n’impliquent que peu de changements dans nos habitudes de consommation ;
le rapport à la contrainte et à la réglementation : dans les deux premiers scenarii, la réglementation se durcit pour adapter les comportements individuels et des entreprises, tandis qu’elle est plus faible dans les deux autres scenarii.
Ce rapport est extrêmement riche et comme souvent dans le scenario planning, la bonne réponse est probablement dans la combinaison des quatre scenarii. Au-delà des neufs leçons que l’ADEME tire de cet exercice, deux éléments sont certains peu importe le scenario privilégié. Tout d’abord, c’est la nécessité de commencer à agir maintenant et de planifier dès aujourd’hui pour les 30 prochaines années. Le second, c’est que tous ces scenarii impliquent des choix difficiles, radicaux même, qu’il faut tenir dans le temps peu importe les majorités en place. On parle souvent de pacte social ; là, il s’agit de pacte socio-environnemental.
📖 UN PEU PLUS DE JUS DE CRÂNE.
Tout le monde connait le “why?” de Simon Sinek. Peut-être moins son dernier ouvrage Infinite Thinking. Surtout, une de ses grandes forces, c’est qu’il est capable du long format — l’ouvrage — et également de la punchline, et toujours avec la même pertinence. La preuve !
Le bien-être et la QVT font partie de nombreuses missions d’entreprise. Cet article de McKinsey se focalise sur une population de collaborateurs qui a des rythmes de vie et des besoins spécifiques : les parents.
Se dire durable, c’est bien, le prouver, c’est mieux. Le monitoring de l’adéquation entre paroles et actes ne va cesser de croître, selon le cabinet d’avocats Cadwalader, Wickersham & Taft LLP.
Le podcast “Trajectoire” animé par Caroline Renoux et fruit d’une collaboration entre Youmatter et People4Impact.
Le son de la semaine
Je suis les productions de Maxence Cyrin de longue date. Pianiste ingénieux, doué d’un sens harmonieux de la mélodie, je découvre toujours ces nouvelles productions avec un plaisir délicat.
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A jeudi prochain,
Vivien.