#33 Pourquoi je ne parlerai (presque) pas de Danone
Et aussi une superbe description de démarche de passage à mission / Givaudan veut convaincre de B Corp en interne / Premier rapport de mission pour Deck&Donohue / Un foisonnement d'idées et de livres
Bonjour,
Pour la deuxième année consécutive, je me suis réjoui d’avoir pris quelques jours de congés mi-mars. J’espère simplement que ce sentiment ne va pas se répéter tous les ans, parce qu’il augure souvent d’un reconfinement… Bienvenue dans la 33e missive !
Exceptionnellement, elle paraît le vendredi. J’ai publié hier l’entretien long du mois avec Guillaume Desnoës, co-fondateur d’Alenvi et auteur du très bon essai Un Pacte. L’entretien est long, j’en ai bien conscience, mais lisez-le en plusieurs fois, car il est très riche.
Je pourrais faire comme tout le monde et vous donner “my two cents” sur l’affaire Danone. Mais non, je ne doute pas que vous avez déjà lu une flopée d’articles sur le sujet et ça va continuer…
J’ai envie de faire un pas de côté et de réfléchir aux conséquences du traitement médiatico-analytique du sujet. En bref, il va laisser des traces sur la société à mission. Cela me dérange d’autant plus que j’en suis un fervent partisan. Mais il faut se rendre à l’évidence. Tous les économistes qui n’ont jamais compris l’intérêt de cette qualité sont de sortie accompagnés d’éditorialistes qui ont besoin d’un sujet quotidien et en font souvent un traitement lapidaire et incomplet faute de connaître le dossier.
Il y a bien quelques voix pour essayer d’offrir de la clarté et de la véracité, mais elles sont malheureusement minoritaires.
Les convaincus vont évidemment poursuivre leur chemin vers la qualité de société à mission, mais quid des autres ? Les dispositifs de la loi PACTE restent encore méconnus et regardés avec un certain questionnement. On n’a jamais autant parlé de la société à mission, mais la fragilité de sa réputation et la récence du dispositif n’ont pas résisté face aux vents violents des détracteurs et polémiqueurs.
Ainsi, la grande majorité des directions d’entreprise qui s’interrogeaient sur un éventuel choix d’aller vers la société à mission va y réfléchir à deux fois : “en fait, c’est quand même du flan tout ça ?!”, “pourquoi engagerions-nous notre entreprise dans un dispositif qui peut nous revenir en pleine figure de manière violente ?” etc.
C’est malheureux, mais la saga Danone va ralentir le déploiement des dispositifs, notamment pour les plus grandes entreprises, encore plus quand elles sont cotées. Et ça peu importe les arguments éminemment plus mesurés et justes de celles et ceux qui ont voulu apporter de la clarté dans le débat.
Cela ne doit pas nous faire baisser les bras, en tout cas pas les miens ! Le stress test est violent, mais il y en aura d’autres. Il faut rester déterminé.
Et vous qu’en pensez-vous ? C’est toujours intéressant d’avoir vos avis (qui, je me suis rendu compte, tombent souvent dans mes spams - désolé donc si je n’ai pas répondu…).
Au sommaire :
Le meilleur descriptif d’un parcours pour devenir société à mission
Givaudan veut devenir B Corp et veut convaincre en interne
Les rapports de mission sont encore peu nombreux, donc ils sont sources d’inspiration
Comment mieux protéger les entreprises cotées qui passent société à mission ?
Et si l’ESS n’était pas la réponse à toute cette situation…
Et même arrêtons avec toutes ces histoires…
Heureusement de saines lectures et podcasts
Mon son de la semaine : The Lazy Eyes - Where’s My Brain???
Bonne lecture et si vous appréciez, un like et/ou un partage sera très apprécié !
Du côté des entreprises
EXEMPLE A SUIVRE. Phimeca, une PME dans l’ingénierie basée à Clermont-Ferrand, vient de passer société à mission. Elle est spécialisée dans la data science pour l’industrie. Sa raison d’être : “Construire ensemble, par une ingénierie innovante, une industrie respectueuse de l’Homme et de son environnement”.
Je vais m’intéresser ici davantage à la démarche globale de l’entreprise. Elle la détaille dans son dossier de presse de 15 pages. J’en salue le contenu que je trouve extrêmement mobilisateur et stimulant. En effet, ce passage à mission s’inscrit dans une transformation complète de l’entreprise. Reprise en 2018 par son PDG Thierry Yalamas et le management, leur objectif était donc d’engager de nombreux chantiers pour faire évoluer l’entreprise et donner du sens aux équipes : devenir société à mission, formaliser une démarche RSE et réinventer le business model autour de l’économie de la fonctionnalité.
Le passage à mission est le fruit d’un an de travail détaillé dans le dossier avec plusieurs sessions de travail et des consultations avec la trentaine de collaborateurs. Si la raison d’être est assez classique par l’utilisation des termes utilisés - “construire ensemble” et “respectueuse de l’Homme et de son environnement” - il y a un vrai travail d’appropriation par les équipes qui ont fait l’effort de définir ce que chaque terme ou expression signifiait pour eux et leurs métiers.
C’est un travail très intéressant et effectivement nécessaire pour asseoir la légitimité de la mission en interne et s’assurer d’un alignement entre les mots et les actions aux yeux de toute l’équipe.
CONVAINCRE EN INTERNE. L’entreprise suisse Givaudan s’est engagée dans le processus de certification B Corp. Fort de ses 16000 collaborateurs, c’est une plus grosse entreprise à vouloir prendre ce chemin. Elle fait partie des quelques grands groupes, avec Bonduelle notamment, à avoir lancé le B Movement Builder, qui doit répondre à ce déficit de grandes entreprises parmi les sociétés labellisées.
Mais ce processus est long et doit être expliqué. Pour ce faire, le groupe vient de lancer une série de vidéos courtes avec le B Lab Europe pour aborder plusieurs questions, telles que le profit ou l’engagement des collaborateurs. Plutôt à destination de l’interne, c’est utile pour toute autre grande entreprise qui pourrait être intéressée.
AU RAPPORT. Les brasseurs de Deck & Donohue viennent de publier leur premier rapport de mission pour 2020. Ils ont devancé la date légale pour le rendre preuve d’un engagement bien présent. Je n’ai pas encore épluché beaucoup de rapports, d’autant plus que le benchmark est limité à ce stade. Mais je le trouve clair et il couvre bien les actions menées par rapport aux objectifs fixés dans la mission.
Une bonne source d’inspiration pour d’autres sociétés à mission.
UNE SÉRIE A SUIVRE. Novethic vient de lancer une série d’articles sur les entreprises à mission. OpenClassrooms est la première à être mise en avant dans cette série.
La citation de la semaine
Le point de départ de toute transition réussie consiste en un alignement fort de l’équipe de direction, de sa gouvernance et d’une volonté d’intégration d’initiatives à impact plus positif au sein des opérations de l’entreprise. Le deuxième élément fondateur est l’alignement des équipes autour de la raison d’être. Là encore, le risque est que celle-ci soit prise à tort comme un élément de communication externe et qu’elle soit ainsi dénaturée de son intention : retrouver les racines, l’héritage des fondateurs, l’idée première qui répond à un besoin de la société. Bien formulée, bien ancrée, en associant le plus largement possible les collaborateurs dans sa définition, la raison d’être devient un élément fédérateur et l’étoile polaire discrète de l’entreprise qui va guider les équipes dans toutes leurs initiatives. La transformation so ciétale devient ainsi l’affaire de tous. (Didier Sensey et Valérie Baschet, “Transformation sociétale des entreprises : la révolution douce”, HBR France)
Du côté des idées
DÉBATS DE RAISON. Je vous avais parlé il y a quelques semaines du débat entre Pascal Demurger et Philippe Silberzahn que Clarence Michel du cabinet 3-COM avait l’intelligence d’organiser pour Purpose Info. Il continue avec deux nouveaux épisodes dont un fort intéressant entre Jacques Attali et Laurent Alexandre.
MIEUX PROTÉGER. J’ai dit que je ne parlerais pas de Danone, je m’y tiens. Cette tribune de Bertrand Valiorgue dans The Conversation est plus large, puisqu’il propose trois solutions pour mieux protéger les sociétés à mission cotées face aux fonds activistes :
abaisser le seuil de déclaration quand un actionnaire prend des parts au capital à 1,5% (contre 5%). Cela permettrait à la direction de voir venir les fonds activistes plus facilement
rendre le droit de vote proportionnel au temps passé. Cela récompense les actionnaires de long terme plutôt que les fonds activistes qui débarquent tout juste et qui pourraient chercher à déstabiliser une entreprise.
élargir les critères d’évaluation pour les sociétés à mission afin de prendre en compte d’autres normes d’évaluation que le cours de la bourse ou le rendement du capital. Cela rejoint le débat en cours sur les normes extra-financières.
LE BIEN CONTRE LE MAL ? Le problème des tribunes est que le style y est souvent lapidaire et parfois caricatural simplement pour faire émerger plus aisément son argument central. C’est un peu le souci du papier de l’économiste Christian Saint-Etienne dans L’Opinion.
Il y explique que le débat proposé par la loi PACTE est tronqué, car il opposerait de manière manichéenne les entreprises ne cherchant que le profit pour les actionnaires (le Mal) et les entreprises qui cherchent à satisfaire les parties prenantes (le Bien). Selon lui, cette vision est erroné, car on ne crée pas une entreprise pour le profit mais pour la liberté d’entreprendre et qu’il faut avoir les reins solides financièrement pour faire face à la concurrence internationale.
Il rappelle également que l’article 1832, selon lequel une société doit générer un bénéfice pour ses associés, a été rédigé en 1804 dans un autre monde beaucoup plus statistique et prévisible. En comparaison du monde d’aujourd’hui.
En creux, il rejette les dispositifs de la loi PACTE et soutiendrait davantage des dispositifs “d’internalisation des externalités par un prix fixé par la puissance publique”, tels des taxes carbones ou des avantages fiscaux pour les entreprises employant plus de 90% de CDI.
Je suis gêné par son raisonnement. La loi PACTE vient justement consacrer qu’une entreprise peut, et même doit, réaliser du profit ET prendre en compte toutes les parties prenantes. Il n’y a pas d’opposition. C’est peut-être le débat, lui, tronqué et malheureux sur Danone qui l’amène à écrire ces lignes.
Il n’y a pas un mot dans son article sur la financiarisation tonitruante de l’économie depuis les années 1980 où la primauté de l’actionnariat a dominé l’économie, surtout pour les entreprises cotées, et qui a rendu marginales les entreprises qui cherchaient un partage de la valeur équilibrée entre toutes les parties prenantes.
UNE PETIT CLAQUE AU PASSAGE. Dans une tribune au Monde, l’avocat Thierry Guillois adopte un angle original pour remettre en cause la qualité de société à mission. Pour lui, rien de plus normal que d’assister au scénario que connaît actuellement Danone. Il soutient qu’une entreprise cotée ne peut pas être une société à mission du fait des structures actionnariales infiltrées par les fonds activistes.
Tout ça n’arriverait pas aux entreprises se revendiquant de l’ESS, qui prône les mêmes principes. Donc, vous savez ce qui vous reste à faire, aurait-il pu conclure… Si c’était si simple. Déjà, on peut se revendiquer de l’ESS et être société à mission : comme le dit Guillaume Desnoës dans l’entretien du mois, les deux sont complémentaires.
Mais comme il l’explique aussi, l’ESS restera toujours une démarche minoritaire dans l’économie, alors que la société à mission peut toucher toutes les entreprises peu importe leur statut juridique. Le potentiel transformateur est donc énorme ! Plutôt que d’opposer les deux, autant défendre les deux en admettant que l’ESS, dans le texte, ne pourra pas s’appliquer à toutes les entreprises.
DE SAINES LECTURES. Raison d’être, société à mission, voici des thèmes en vogue ce premier semestre. Voici quelques lectures saines sur le sujet :
“Gouvernance et raison d’être”, numéro spécial de Societal
Patrick Lenain et Jean-Noël Felli, L'entreprise vraiment responsable. La raison d'être: un levier d'innovation et de performance, éditions Vuibert.
Cyrielle Hariel et Sylvain Reymond, Nos raisons d'être. Vers une société durable et plus humaine, éditions Anne Carrière, parution début avril.
Dominique Christian,Frédéric Touvard, L’entreprise à mission. Concept novateur ou effet de mode ?, éditions Mardaga, parution fin avril
Mon son de la semaine
Direction l’Australie avec The Lazy Eyes qui vient de sortir son nouveau single “Where’s My Brain??”. Le morceau est bordélique, psychédélique, rocailleux. C’est le morceau qui termine les concerts du groupe et vous comprendrez rapidement pourquoi !
C’est tout pour cette semaine. Merci de votre lecture ! N’hésitez pas à me faire vos commentaires, retours, recommandations par email ou via LinkedIn. Et partagez cette newsletter auprès de votre réseau. Je suis sûr que deux personnes que vous connaissez pourraient être intéressées.
A la semaine prochaine pour la 34e missive,
Vivien.
Merci Vivien pour cette si interessante (comme a l’habitude) lecture !
Sur le sujet « éditoriaux sur Danone », j’ai trouvé l’article du Monde d’aujourd’hui succinct et très impactant (probablement parce qu’il est rédigé par le DG de la Maif, coutumier du fait).