#161 Les entreprises peuvent-elles rester silencieuses ?
Contexte tendu; un renoncement plein de sens; une mission qui rapporte; l'inquiétude sur les EnR; limiter la pub etc.
Chères lectrices, chers lecteurs,
Bienvenue dans cette 161e missive. Vu la situation, je me suis dit qu’il y avait tout de même de quoi faire pour traiter d’un sujet très léger : le rôle politique des entreprises. Vu, revu, re-revu ? Pas faux, mais… Avant cela, passons au sommaire :
🪨 Un bon exemple d’un renoncement bien préparé
📈 Etre une société à mission, c’est aussi bon pour le business
🍃 L’inquiétude monte pour les EnR après les européennes
🪧 Edinburgh interdit les publicités liées aux énergies fossiles
🧐 Synthèse d’une analyse du projet de norme CSRD volontaire pour les TPE-PME non cotées
🧠 Un peu plus de jus de crâne avec l’épouvantail de la souveraineté, l’émergence de la bifurcation comme concept, la réindustrialisation, et l’impact du réchauffement climatique dans le monde du travail.
🎧 Mon son de la semaine : Yuki Dreams Again - Politicking
Bonne lecture à picorer ou à dévorer !
En plus d’être un titre parfaitement catchy, “Politicking” de Yuki Dreams Again est très adapté au contexte actuel !
Les élections européennes en France ont donné les résultats qu’on connait. C’était dimanche dernier et déjà, on n’en parle plus. Election balayée par l’annonce de dissolution de l’Assemblée. Dans un contexte hyper tendu, anxiogène au possible, les entreprises pourraient avoir un intérêt bien légitime à ne rien dire, rien faire, presque même rien penser.
Quand je parle “des entreprises”, cela ne concerne pas que leurs dirigeants. Que tel ou tel DG souhaite partager ses convictions politiques, bien lui en prenne. Je vous renvoie à l’excellent ouvrage de Michel Offerlé Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique du patronat. Vous y “apprendrez” notamment que tous les patrons ne sont pas de droite, comme la légende aime le penser. Mais, tel n’est pas le sujet.
Michel Offerlé explique très bien les réticences de beaucoup de dirigeants d’entreprise à s’engager politiquement. Trop d’exposition, risque de retour de bâton, pas leur rôle… il y a de nombreuses raisons pour expliquer que les patrons se tiennent à l’écart de l’action politique, même si en réalité, ils en font indirectement (lobbying à divers échelons par exemple…).
Ici, il s’agit plutôt du rôle des entreprises. Il est de coutume de penser que les entreprises ne doivent pas être politiques. Dans la société, leur rôle est d’employer des personnes, de payer les salaires, d’honorer leurs dettes et de payer leurs impôts. C’est tout. Et c’est globalement ce qu’une immense majorité d’entreprises fait.
Dans le contexte actuel, cette situation reste-t-elle tenable ? Les entreprises globalement aiment la prévisibilité. On a beau parler d’agilité ; elle devient difficile quand l’environnement politique dans lequel on évolue est chaotique et conflictuel. C’est problématique pour la réglementation, pour les priorités et investissements publics, mais aussi sur le moral des équipes. Comme je le dis souvent, l’entreprise ne vit pas en vase clos.
Etablissons toutefois une différence fondamentale pour comprendre là où les entreprises pourraient avoir une influence politique sans rentrer sur des territoires très marécageux.
D’un côté, vous avez l’entreprise A, qui donne des recommandations de vote à ses collaborateurs. C’est un parfait moyen de créer de très fortes tensions en interne et on peut à raison trouver cette démarche mal à propos. Quelques entreprises britanniques l’avaient fait au moment du référendum sur le Brexit (dans un sens ou dans l’autre) et cela ne s’était pas toujours bien passé.
Ce type d’implication politique est donc peu adapté.
De l’autre, vous avez l’entreprise B, qui communique sur des enjeux qui sont importants pour son développement et la pérennité de l’emploi. C’est une manière subtile (mais assez claire tout de même) d’indiquer que voter pour tel ou tel parti n’est pas sans conséquence. Il ne s’agit pas de prendre les habituels enjeux de fiscalité, qui crispent tout le monde, ou de croissance, qui ont un écho très relatif (cf. l’inefficience de ces discours lors du Brexit). Quand les entreprises portent ce sujets, c’est généralement pour plaider en faveur d’un régime moins contraignant et moins interventionniste, ce qui est interprété à tort ou à raison comme une posture pour que les cadres dirigeants et les actionnaires gagnent plus au détriment des salariés.
En revanche, d’autres thématiques pourraient être mises en avant : la lutte contre le réchauffement climatique pour continuer à prospérer, le développement de filières techniques pour faire face aux pénuries de main d’œuvre dans certains métiers, la stabilité réglementaire (sans parler de fiscalité) pour pouvoir envisager les investissements adéquats, des mécanismes accessibles de partage de la valeur pour fidéliser les collaborateurs, la promotion de la diversité et de l’inclusion pour rappeler que le lieu de travail est vecteur de mixité et de cohésion sociale etc. Il y en aurait plein d’autres.
Encore une fois, il ne s’agit pas d’inciter à voter pour tel ou tel candidat, mais de porter quelques positions importantes pour l’entreprise, son bon fonctionnement et son développement.
Auprès de qui porter ces messages ? En interne déjà. Cela n’a pas forcément besoin d’être porté par la direction d’ailleurs. Cela peut passer par le rappel de certaines actions, l’organisation d’un événement thématique, le témoignage de collaborateurs, clients, fournisseurs, un module de sensibilisation etc.
En externe, si l’entreprise s’en sent capable et bénéficie d’un certain rayonnement, sur ses réseaux sociaux (il y aura toujours des trolls…), voire dans les médias. L’exposition est plus forte ; c’est clair. C’est pour cela que rien n’oblige à agir seul. S’allier à plusieurs entreprises prend tout son sens, sans forcément passer par les fédérations professionnelles, qui sont rarement les bons véhicules pour ce type de message. Cela peut prendre la forme de tribunes collectives, d’actions conjointes, d’interventions à plusieurs etc.
Les entreprises sont par essence des actrices politiques, dans le sens où elles participent à la vie de la cité, chacune à son niveau. Elles peuvent consentir à la situation, mais en ne faisant rien, si la situation venait à sévèrement se dégrader, elles ne pourraient que le regretter. Et le regret est rarement un bon sentiment entrepreneurial.
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🪨 Un groupe du BTP montre qu’on peut renoncer pour des raisons environnementales
Le groupe Charier, entreprise de travaux publics implantée à Nantes, a décidé de renoncer à l’exploitation d’une carrière destinée au traitement de déchets inertes (graviers, béton, briques etc.). Selon l’article dans Le Journal des entreprises, cette carrière fermée au public depuis 2004 est sur une zone Natura 2000. Néanmoins, le préfet avait donné son aval l’an dernier pour l’exploitation de la carrière, malgré les oppositions des élus locaux, d’associations et de la population.
Désormais entreprise à mission, l’ETI de 1800 collaborateurs a décidé d’arrêter le projet, car il n’est plus compatible avec sa feuille de route environnementale, qui cherche notamment à se diriger vers des activités plus régénératives.
Mon avis : ce type de décision n’est pas négligeable, car ils doivent trouver une alternative et c’est une complexité supplémentaire. Mais, elle s’inscrit dans une démarche plus globale et vient illustrer ce qui n’est plus acceptable. Cela illustre comment présenter un renoncement et l’importance de l’insérer dans un faisceau d’initiatives plus larges pour fédérer les efforts.
📈 Ca rapporte des contrats d’être société à mission
Combien de fois n’ai-je pas entendu que c’était se rajouter des contraintes de devenir société à mission sans bénéfices ? Aujourd’hui, il y a même des entreprises à mission qui hésitent à le rester, parce qu’elles ne voient pas ce que ça rapporte. Elles ne voient que les coûts et le temps que ça prend.
Pourtant, cela peut représenter un avantage commercial ! On voit pas mal d’exemples émerger, notamment entre sociétés à mission, soit sous forme de contrats ou de partenariats. Mais, cela va au-delà. Un exemple assez intéressant avec le Crédit Agricole Atlantique-Vendée qui a décidé de prendre API Restauration notamment parce que c’est une société à mission, face à une solide concurrence. C’est ce que rapporte le syndicat Sud dans son compte-rendu du CSE de l’entreprise.
Mon avis : l’avantage marketing d’être société à mission reste faible aujourd’hui, surtout en B2C. En B2B, il peut davantage porter auprès de certaines typologies de clients. En l’occurrence, le Crédit Agricole mène pas mal d’actions sur les sujets environnementaux. On peut s’attendre à ce que la qualité de société à mission, lorsqu’elle est véritablement incarnée, peut être un atout de plus dans une mise en concurrence ou des appels d’offres. Evidemment, entre sociétés à mission, mais même à l’égard d’autres structures, en partie parce que la réglementation amène les entreprises à prendre de plus en plus ces sujets en considération.
🍃 Un inquiétant signal faible pour les entreprises des EnR
La campagne pour les élections européennes a tiré à boulets rouges sur l’environnement avec l’interdiction de vente de véhicules thermiques à partir de 2035 comme mesure à tuer. Mais, c’est tout le Green Deal qui est critiqué et plus particulièrement une perception d’excès réglementaire.
La conséquence indirecte : les “marchés” (expression d’un flou…) commencent à bouger les entreprises spécialisées dans les énergies renouvelables. Les résultats ont aggravé la situation avec une hausse d’eurodéputés d’extrême droite et un bloc conservateur ouvertement hostile à de nouvelles réglementations. Novethic rapporte ainsi que Voltalia, qui commençait à remonter la pente après une chute de son action, a perdu 5% lundi après les résultats et la tendance s’est poursuivie depuis…
On peut craindre que si les enjeux environnementaux perdent en primauté politique aux niveaux européen et national, cela pourrait affecter le cours des entreprises spécialisées dans les EnR. En effet, moins de soutien financier, moins de réglementation = moins de certitude que ces entreprises pourront couvrir les importants investissements d’infrastructures qu’elles devront mener et donc dégager des bénéfices. J’espère me tromper…
🪧 Edinburgh s’attaque aux pubs dans la ville
On commence à voir de plus en plus de mairies s’intéresser aux types de publicités dans leurs villes. On se souvient de Haarlem aux Pays-Bas qui a interdit les publicités de produits carbonés, notamment les vols, les voitures thermiques et la viande.
Au Royaume-Uni, plusieurs villes ont pris des décisions de limiter la publicité pour des produits carbonés. La dernière en date et probablement la plus grande, Edinburgh en Ecosse. Cette décision s’inscrit dans la stratégie de neutralité carbone de la ville.
Cette décision s’appliquera à tous les panneaux publicitaires et accords de sponsoring gérés par la ville. Elle couvre un champ assez large, notamment les SUV (même les électriques), les croisières, les vols, les aéroports, les véhicules fonctionnant à l’essence. Ils ont renoncé à interdire les publicités pour la viande, car ce serait trop controversé.
Le conseil municipal estime que cette décision représentera une baisse de 10% de son budget publicité, soit 200 000 livres (237 000 euros), même si des ONG anticipent que d’autres annonceurs prendront la place.
Pour rappel, en France, depuis le 1er janvier 2024, c’est désormais la responsabilité des mairies ou intercommunalités pour les petites villes de gérer les espaces publicitaires.
Au même moment, Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU et toujours prêt à monter au créneau sur les sujets environnementaux, apportait son soutien à une campagne au Canada sur ces sujets, comme le rapporte Corporate Knights. Dans un récent discours, il a appelé tous les pays du monde à interdire la publicité des entreprises du secteur gazier et pétrolier, les “parrains du chaos climatique” selon ses mots.
🧠 Un peu de jus de crâne
Christian Fauré dans un article pour Usbek & Rica revient sur l’infiltration de la “souveraineté” dans nombre de débats de société, qu’il explique par la montée d’un sentiment d’impuissance. Passionnant !
La sociologue Morgan Meyer revient dans un article très éclairant pour AOC sur l’évolution du terme “bifurquer” devenu un vrai concept en quelques années.
Episode de podcast très intéressant sur Histoires d’entreprises avec Gilles Attaf, président du label Origine France Garantie et des Fédérations Françaises de l’Industrie. (J’ai mis le lien vers Spotify, mais le podcast est dispo partout)
Le réchauffement climatique va créer de nouvelles inégalités sociales dans le monde du travail. Cela reste un angle mort dans les réflexions, comme le relate ce très bon papier dans Maddyness.
🧐 Une analyse dense de la CSRD volontaire adaptée aux TPE-PME
Dans un article LinkedIn, Pierre Dubernet revient sur la VSME ESRS. Kesako ? C’est le projet de norme CSRD volontaire pour les TPE-PME non-cotées, qui ne sont pas soumises à la réglementation à ce stade.
Le projet a été présenté par l’EFRAG, l’autorité européenne en charge de ces sujets, en janvier 2024 et une consultation publique s’est clôturée il y a quelques semaines.
C’est moins complexe que les normes CSRD que les plus grandes structures doivent mettre en œuvre, mais il y a tout de même un coup d’entrée. Pour l’auteur, cela reste tout de même une opportunité pour les entreprises volontaires pour structurer les actions déjà menées en matière de RSE, mettre ces enjeux vraiment au cœur de la stratégie et aller plus loin.
Il n’en nie pas la complexité ; il détaille d’ailleurs les points durs, dont l’analyse de double matérialité ou l’alignement avec des indicateurs qui sont mal adaptés à ces tailles d’entreprises.
Selon lui, plusieurs avantages sont possibles : servir dans les relations avec des clients soumis à la CSRD, une sorte de langage commun en somme, ou ouvrir des sources de financement, en fiabilisant l’information.
La consultation est désormais close. L’EFRAG va donc analyser les contributions et amender son projet en conséquence avant de proposer une version finale.
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A dans deux semaines,
Vivien.