"Forte de sa raison d'être, une entreprise n'a plus de raison de ne plus être" (Bernard Alfandari, PDG Résistex)
Entretien de juin: Bernard Alfandari nous parle de la responsabilité de diriger une entreprise familiale, d'un engagement de longue date pour la RSE, d'entreprise citoyenne et beaucoup d'autres choses
Bonjour,
Il y a un an, un peu par hasard, je suis tombé sur Résistex, une PME basée à Saint-André-de-la-Roche à côté de Nice. Elle m’avait marqué, parce que l’entreprise s’est lancée dans le développement durable en 2007. Oui, vous avez bien lu : en 2007 ! Et on peut difficilement dire qu’ils sont nés avec ça. L’entreprise a été créée en 1938. Difficile également de dire que le secteur les prédestinait à être pionnier dans le domaine : c’est une PME industrielle qui fabrique des luminaires.
J’aime ce genre d’histoires. Vous le savez : trouver des pépites comme ça, j’adore. Je mets beaucoup les PME en avant dans cette newsletter. On les connait trop peu ; elles subissent des stéréotypes de moins en moins vraies et offrent souvent d’incroyables leçons pour de plus jeunes entrepreneurs. Elles enrichissent leurs territoires, veulent s’inscrire dans la durée, participent à une dynamique qui ne se limite pas aux frontières de l’entreprise. Ce sont des “belles boîtes” qui méritent toute notre attention.
Pour cet entretien du mois, je voulais également une entreprise familiale. Dans la start-up nation, on oublie l’importance du temps long, de la projection à 50 ans, de la transmission.
Bernard Alfandari est PDG de Résistex. Rentré en 1979, il a longtemps été aux côtés de son père avant de prendre seul les rênes de l’entreprise familiale. Elle compte une cinquantaine de collaborateurs pour un chiffre d’affaires de près de 16 millions d’euros. Bernard est également un homme de réseaux : administrateur Global Compact en France, également ambassadeur pour le Global Compact, président du GIL le syndicat du luminaire, administrateur de l’UIMM Côte d’Azur etc. Vous le verrez, cette multitude de casquettes rentre, pour lui, pleinement dans son rôle.
Dans cet entretien d’une grande richesse et d’une profonde humanité, Bernard parle de l’honneur et du poids de diriger une entreprise familiale ; de l’épiphanie qu’il a eu quand il s’est retrouvé seul aux manettes ; du temps long ; de la volonté forte d’être cohérent et sincère vis-à-vis de toutes les parties prenantes, à commencer par ses salariés ; de l’approche globale que l’entreprise porte en matière de RSE ; de société à mission ; et d’attractivité de l’entreprise et du territoire.
Sur tous ces sujets, Bernard apporte un éclairage enthousiaste et passionné qui donne envie d’agir et qui fait dire que vraiment, des entreprises comme ça, il en faut à TOUS les coins de rue ! Le premier moyen, c’est de lire cet entretien et de le partager ; il mérite d’être lu par le plus grand nombre.
Vous êtes la troisième génération à la tête de l’entreprise. Aujourd’hui, on parle tellement de lancer son entreprise qu’on en oublie les entreprises familiales. Quelle influence cela a-t-il sur la gestion de la société ?
Comme disent les Italiens, c’est l'onore, c'est un honneur au sens de fierté. Et en même temps, c'est une charge, quelque chose de pesant. Et seuls ceux qui le vivent peuvent comprendre ça.
Regardez mon père. Quand il était étudiant juste après la deuxième guerre mondiale, il avait une sensibilité proche du Parti communiste. Je pense que c’était en réaction à tous ce qu’on peut entendre sur les patrons : des « sales capitalistes », des « exploiteurs », etc. Je ne caricature pas en faisant cette description-là : c’est présent dans l'inconscient collectif français.
Mon grand-père a su que mon père vendait L'Humanité sur le boulevard Saint-Michel, il n'a fait ni une ni deux, il a dit « fini les études, mon coco, si c'est pour faire des conneries pareilles, tu viens au boulot tout de suite ». Donc, mon père n'a pas fini ses études. Il en a refait plus tard. On dit souvent : soit on se reproduit, soit on s’oppose, là on était clairement dans un système d'oppositions.
La génération n a toujours peur que la suivante devienne fils à papa. Je dis fils parce que c'est le cas le plus fréquent, mais nul doute que maintenant des filles rentrent dans ce système de transmission.
Comment s’est passé la transmission ?
Quand mon grand-père a transmis l’entreprise à son fils, il y avait également sa sœur au capital. Mon grand-père a donné 70 % de la société à mon père et 30 % à sa sœur qui n'était pas dans l'entreprise et qui a certainement bénéficié d'une compensation pour équilibrer quelque peu cette décision. Il a fait le choix de ne pas faire 50/50, car ça porte en soi les sources de conflit. Il a donc volontairement déséquilibré, ce qui est une première manifestation du fait que l'entreprise passe avant les enfants. Le premier parmi les enfants, c'est l'entreprise. Quand vous êtes enfant, ce n’est pas évident à gérer. Vous voyez peu votre père. L'entrepreneur se réalise complètement dans son travail.
Le premier parmi les enfants, c'est l'entreprise. Quand vous êtes enfant, ce n’est pas évident à gérer.
La sœur n'a jamais digéré le fait d'avoir été inégalement traitée. Je n’ai pas eu ce problème : je suis fils unique. Quel bonheur ! Il n'y a rien à partager. Mais je reproduis le truc parce que moi, j'ai deux enfants, un garçon et une fille aussi, et qui ne sont ni l'un ni l'autre dans l'entreprise.
A la mort de mon grand-père, ma tante a pris conscience au fur et à mesure qu’elle était dépendante des décisions de mon père pour savoir s’il allait distribuer des dividendes ou pas. Face à cette situation qu’elle ne voulait pas accepter, elle a décidé de vendre ses parts. C’est resté dans la famille, puisqu’elles ont été rachetées par l’oncle de mon père.
Il était à la retraite après avoir fait fortune dans les affaires, donc il échangeait beaucoup avec mon père sur la conduite d’entreprise. Mais, il faut se rendre compte que 30% dans une PME, ça ne vaut rien ; ce n’est même pas une minorité de blocage.
Par la suite, son fils m’a demandé de racheter ses parts. Il n’était pas très intéressé et habitait loin. L’entreprise ne marchait pas très fort à ce moment-là, mais j’avais confiance que ça allait s'améliorer. On a mené une négociation équilibrée d’autant plus que cette branche de la famille a toujours été loyale.
Qu’est-ce que ça à provoquer chez vous ?
Quand j'ai tout remis dans une seule main – c'est un peu comme ça qu'on dit – j'ai tout d'un coup eu une pensée pour mon grand-père, qui était seul aux commandes. J’ai ressenti à la fois l'ivresse d'être chez soi, d'être seul, d'être chef, de ne rien avoir à partager et en même temps, la peur qui peut en résulter. J’ai essayé de me mettre dans la peau de mon grand-père au moment où il avait créé l'entreprise. Il était réfugié politique, a fui l’Italie de Mussolini. Qu'est-ce qu'il avait dans la tête pour monter cette boite d'appareillage électrique ? Quels étaient ses moteurs ? Quelle était son envie ? Qu'est-ce que c'est qu'il avait envie de secouer ?
Et vous avez trouvé des réponses ?
En tout cas, ça m’a fait réfléchir. Voilà, maintenant une vingtaine d'années que je suis en psychanalyse, à raison de deux séances d'une demi-heure par semaine. J'estime que pour être chef d'entreprise, il faut bien se connaître. Pas nécessairement en faisant de la psychanalyse mais je pense que c’est la démarche la plus profonde, salutaire. Cela permet de faire ce fameux pas de côté et de faire une recherche de la vérité en réfléchissant sur l'essence des choses.
Il m'est venu l'idée que l'entreprise, comme une personne physique, a aussi un ça, un moi, un surmoi, un inconscient, et qu’il est important de déterminer sa personnalité, ses actes et ses comportements.
Pendant ce travail, je me suis rendu compte qu’il y avait des parallèles à faire entre l’entreprise et la psychanalyse. Il m'est venu l'idée que l'entreprise, en tant qu'organisation, comme une personne physique, a aussi un ça, un moi, un surmoi, un inconscient, et qu’il était important de déterminer sa personnalité, ses actes et ses comportements.
En 85 ans, l'entreprise a évidemment changé de produit, de métier, de clientèle etc., même si on retrouve quelques fils conducteurs. Pas beaucoup, mais ils expliquent pourquoi il y a des sujets qu'on arrive à faire et d’autres sur lesquels on n'y arrive jamais quelle que soit la décennie pendant laquelle on s'y attaque.
Et vous, quand êtes-vous rentré dans l’entreprise ?
Je suis rentré tout de suite après mes études dans l'entreprise alors que ce n'était pas du tout mon intention lorsque je faisais mon école de commerce. Je n'allais pas m'enterrer dans ce tout petit truc, complètement au fin fond de la France. Moi, j'étais destiné à une vocation internationale. J'ai fait mon service militaire dans les postes d'expansion économique. J'avais fait des stages au Pérou, j'ai été en coopération à Calcutta ; le monde m'appartenait. Et je n'allais certainement pas revenir m'enfermer dans un bouiboui avec la pollution, du cambouis, et un endroit où les êtres humains étaient exploités. Donc, je véhiculais les archétypes dont je parlais tout à l’heure à propos de mon père.
En 1979, après avoir fait un an et demi d’armée, j’ai vu mes camarades de promo avoir du mal sur le marché du travail. Finalement, peut-être que le petit bouiboui et tout ça, c’était pas mal. Et il n’y avait de comptes à rendre à personne, sauf à son père. Pas très grave, me disais-je à l’époque, parce que lui n'avait jamais pris de cours de business et donc j'allais rapidement le mater et prendre sa place.
Evidemment, j'ai rapidement déchanté. Je suis resté numéro deux pendant un certain nombre d'années et ça se passait d'ailleurs très, très bien. C'était très savoureux de découvrir mon père et d'être avec lui toute la journée, lui qui avait été absent pour moi. Et là, je redécouvrais sur le tard mon père et c'était un vrai bonheur.
A un moment, il en a eu un peu marre. Il avait fait le tour du truc et était moins impliqué.
C’était le moment pour vous de prendre la tête ?
En fait, cette idée m'avait passé parce que j'étais assez fasciné par la personnalité de mon père. Mais, la situation n’était pas évidente à ce moment-là. Il culpabilisait certes de partir à la chasse avec ses copains dans les Carpates. Donc quand il revenait, tout ce que j'avais profité de faire pendant qu'il n'était pas là, son seul souci, c'était de tout casser pour montrer que c'était lui le chef. Au bout d'un moment, on s'est rendu compte que ça merdait, mais on n'arrivait pas à se le dire.
Puis, mon père a fait un infarctus. Il a bien fallu que quelqu'un s'y colle. Après sa convalescence, il a décidé qu’il se retirait de l’opérationnel et qu’il ne ferait que le juridique et le financier. Dans une PME d'une cinquantaine de personnes, ce n’est vraiment pas un boulot à temps plein.
En réalité, il n'est jamais venu. Pas d’au revoir, pas de cérémonie, pas de transmission. En fait, c'est un énorme cadeau qu'il m'a fait parce qu’il savait pour l'avoir pratiqué, qu'on ne peut pas y être à demi ni d'ailleurs à deux.
Comment avez-vous géré cette période ?
J’avais l'impression de changer les choses dans le management, etc. Mais je n'ai continué qu'à expédier les affaires courantes pour le compte d'autrui, c'est-à-dire pour le compte du paternel qui avait complètement laissé tomber l'entreprise, qui ne me posait aucune question, mais qui participait au conseil, à l'assemblée générale ou au conseil d'administration. Les affaires ne marchaient pas forcément très bien, mais ça allait. Et puis, un jour, il a fini par décéder.
Du jour où il est décédé alors qu'il n'intervenait absolument pas, vraiment, qu'il ne mettait ni pression ni même manifestait de l'intérêt pour l'entreprise, je me suis approprié l’entreprise. Cela faisait 12 ans que je pouvais faire ce que je voulais tout seul, mais à ce moment je me suis dit : « je peux vendre l’entreprise, je peux la changer, je peux diriger autrement, je peux la restructurer autrement ». Tant qu'il était là, même s'il n'intervenait pas, j'étais chez lui et je n'étais pas chez moi.
Je me suis interdit d'envisager de vendre l’entreprise pour en recréer une autre parce que je ne me sentais pas capable, non pas de la vendre, mais d'en recréer une autre. Et maintenant, je suis bien content de ne pas l'avoir vendue parce que le fait d'avoir ces 85 ans et d'avoir des fonds propres font je peux me permettre de faire des expérimentations. J'ai le plus grand des pieds possibles, pour moi, c'est la liberté. Je n'ai de compte à rendre vraiment à personne.
C’est à ce moment que vous commencez à vous intéresser au développement durable ?
Il est décédé en 2005. En 2006, je commence à m'intéresser à des choses nouvelles, notamment au management et à l'environnement. Puis j'attaque le développement durable en 2007.
Au début, j'ai été un peu suiveur en étant le Monsieur Jourdain du développement durable. […] J'ai essayé, je me suis intéressé. J'ai vu là où il y avait des pistes d'amélioration. Et puis, c'est devenu addictif.
Au début, je faisais de la RSE, ou je faisais du développement durable, ou je faisais de l'environnement. Ca a commencé petit à petit et c’est devenu quelque chose de tellement systémique, global. J'ai été un peu suiveur en étant le Monsieur Jourdain du développement durable – mais on est nombreux dans ce cas à dire : "je ne savais pas que ça s'appelait comme ça, mais alors si c'est ça, oui, en partie, j'en fais". Et puis j'ai essayé, je me suis intéressé. J'ai vu là où il y avait des pistes d'amélioration. Et puis, c'est devenu addictif. Et j'en viens maintenant sans doute avec mon grand âge, mon expérience et cette confiance en mon jugement et en mes incertitudes, à avoir l'impression de mener mon entreprise comme un explorateur. Avec une satisfaction, passion et engouement.
C’est un peu comme celui qui cherche un trésor. Il n'est pas au boulot, c'est sa vie.
C’est quand même précurseur de s’intéresser à ces sujets à ce moment-là.
J'ai commencé à parler de développement durable en 2008, alors que personne ne voyait trop en quoi des considérations environnementales pouvaient améliorer le chiffre d'affaires. Même si on y est venu par des engrenages stratégiques qui allaient relativement de soi, c’est beaucoup par opportunisme qu'on s'est engagés dans cette voie. Sauf que maintenant, ce n'est plus le cas et l'accélération s'amplifie.
En fait, on a déployé une démarche RSE de manière progressive. Au départ, c’était surtout pour faire face à certaines contraintes ou parce qu'on avait des burn-out dans l'entreprise. Ce n'était pas normal, il fallait faire quelque chose. Du coup, on est allés plus loin. J’ai compris l'intérêt qu'il y avait à vraiment faire des salariés la partie prenante prioritaire de l'entreprise, avant les clients.
L'une des choses essentielles dans une démarche RSE, ce n'est pas la vitesse à laquelle on va, c’est que ce soit une démarche globale. Il faut embarquer tout le monde, quitte à aller au rythme du maillon le plus lent.
Surtout, on a voulu être cohérent : l'une des choses essentielles dans une démarche RSE, ce n'est pas la vitesse à laquelle on va, c’est que ce soit une démarche globale. Il faut embarquer tout le monde, quitte à aller au rythme du maillon le plus lent. S'il y a des trucs qui déconnent ou tant que quelque chose génère de la résistance (sur les valeurs, l’éthique, la répartition des richesses avec les salariés), ce n'est pas la peine d'envisager de faire des choses extraordinaires. Puisque là, on tombe dans le greenwashing.
Et tout ce cheminement vous a amené à vous intéresser à l’entreprise à mission…
La première fois que j'ai entendu parler d'entreprises à mission, c'est à l'assemblée générale du Global Compact à Paris. Pendant le repas, il y avait une table ronde, notamment avec Jean-Dominique Sénard et Emmanuel Faber. En les entendant parler d'intérêt général et d'aligner les opérations avec l'environnement, je me suis dit que c’était exactement ce que j’étais en train de mettre en place. Je me suis dit que j’allais adopter ce statut.
Je me sentais tout à fait clean par rapport au greenwashing : il n'y avait pas de souci quant à la réalité des actions menées depuis quelques années. Le processus parlementaire a pris du temps et moi, je ruais dans les brancards pour être entreprise à mission avant que la loi soit promulguée. Donc depuis 2018, je dis que je suis société à mission, mais le greffe du tribunal de commerce de Nice l’a officialisé plus tard. Je peux vous dire qu’il ne savait pas du tout ce que c’était !
Le fait d’être seul actionnaire doit faciliter les démarches pour devenir société à mission…
Je prends mon téléphone, j’appelle la société qui gère le juridique : "S'il vous plait, vous me mettez ça dans les statuts" Voilà, c'est fait. Heureusement que les parlementaires ont rendu quand même quelques éléments contraignants en matière de reporting, etc.
Quelle est la vision que vous vous faites de Résistex à l’avenir ?
J'ai une vision extrêmement concrète que je vais mettre en œuvre physiquement en modifiant et en faisant l'extension du bâtiment de notre siège social et de là où on produit, on fabrique, on stocke, on expédie, etc. Je crois qu'il est important pour l'entreprise d'avoir un lieu, une sorte de home sweet home.
C'est intéressant de voir l’impact du télétravail à ce niveau. J’ai des managers qui me disent qu’on pourrait externaliser tel ou tel service pour trouver des entreprises qui font plus vite et moins cher. Je leur réponds que ce n’est pas une question d’argent, c'est une question d'état d'esprit. C’est également une question d’indépendance. Je ne suis pas contre l’idée de réfléchir à l'externalisation, mais pour moi, chaque fois qu'on externalise, c'est une partie du savoir-faire, de la tradition, qui fout le camp. Et donc, je ne le fais que quand vraiment je ne peux pas faire autrement.
Et donc, l'entreprise, je la construis pour qu'elle grossisse. Pour moi, ce n'est pas une histoire de faire baisser les coûts – c’est important bien sûr – mais il faut augmenter les ressources, parce que c’est ça qui permet de faire du développement.
Même dans le contexte actuel ?
Regardez l’an dernier : notre chiffre d’affaires a baissé de 17 %. Dans notre business plan, il était question d'être le numéro un en France dans l'éclairage connecté d’ici 2023, je leur ai dit : « La seule chose que ça change, c'est qu'on avait prévu d'y être en 2023, il va falloir qu'on y soit en 2022. Parce que tout ce qui était prévu, il faut juste le faire avec plus d'intensité et plus fort pour rattraper le trou qu'on a eu. Et si on veut rattraper plus vite, faut investir plus vite. Je veux que vous recrutiez, je veux que vous dépensiez. »
Il se trouve qu'on était en bonne santé et qu'on a pu le faire. Mais mes équipes sont toujours un peu décontenancées quand je leur dis : « Vous avez besoin de quoi ? » Ils n’ont jamais autant de besoins que ce que je souhaite qu'ils aient.
Cela a-t-il eu un impact d’être une entreprise à mission ?
Il m'est apparu plusieurs choses. D'abord, en tant qu’entreprise à mission, et donc citoyenne, on ne peut pas rester insensible et inactif par rapport aux jeunes, à la formation. Donc, on a doublé le nombre d'alternances. J’aimerais qu’on en prenne plus, mais on est limité au nombre de salariés.
Plus récemment, j'ai été frappé par la fermeture des théâtres, des musées et j'ai rencontré Entre deux, une association animée par deux jeunes femmes. Elles cherchent des lieux inhabituels pour accrocher des œuvres et les présenter, des salles d'attente de banques, des endroits comme ça. J’ai manifesté mon intérêt. C'est aussi ma manière de soutenir les artistes qui, en ce moment, sont en grande difficulté.
En prévision de notre extension, j'ai acheté un terrain contigu au nôtre, sur lequel il y a une vieille villa niçoise construite au début du XIXe siècle. On peut la transformer en résidence artistique. Et évidemment, l'idée, c'est que mes salariés soient au contact de ces gens-là. Comme ça, quand ils viennent au boulot, ils trouvent autre chose qui les épanouit et une raison de plus de raison d'être au travail.
Comment portez-vous la notion de raison d’être ?
La notion de raison d’être est très sincère chez moi. D’ailleurs, en couverture de notre reporting extra-financier cette année, on a écrit : "Forte de sa raison d'être, une entreprise n'a plus de raison de ne plus être." Je discute beaucoup avec les salariés de la raison d’être. Après avoir expliqué ce que c'était celle de la société, je leur demande la leur. Au début, ça patine un peu, ça surprend un peu. Mais, il faut se demander : le matin, vous êtes dans votre salle de bain pour vous préparer à venir travailler, vous vous regardez dans le miroir, il faut se demander : qu’est-ce vous procure la perspective d'aller bosser ce matin ? Est-ce que c'est chiant ? Est-ce que c'est éclatant ?
Aujourd’hui, on a une entreprise qui est plus rentable que ses concurrents et qui se développe mieux. Ce n'est pas les produits, ce n'est pas les clients, ce n'est pas les prix, c'est les salariés qui font que l'entreprise cartonne.
On essaie de mesurer ces éléments avec un baromètre social dans lequel on traite notamment le changement, l'innovation, la peur du changement, l'appétence à la mobilité interne. J'essaie toujours d'améliorer les conditions de travail pour faire que les gens viennent au boulot pour s'éclater, pour qu’ils se réalisent personnellement. Il faut aller au-delà du simple contrat de travail.
Aujourd’hui, on a une entreprise qui est plus rentable que ses concurrents et qui se développe mieux. Ce n'est pas les produits, ce n'est pas les clients, ce n'est pas les prix, c'est les salariés qui font que l'entreprise cartonne.
Il y a une phrase que vous utilisez souvent : « c'est en ne recherchant pas le profit qu'on l'obtient ».
Tout à fait. Il faut créer du sens. Mais pour créer du sens, il faut s'attacher à créer des richesses immatérielles : l'engagement, l'envie de venir se réaliser, et de sentir à quel point on se fait plaisir en étant performant, en travaillant dans de bonnes conditions, en ayant des résultats, en étant fier de ce qu'on fait, etc. En plus dans une société à laquelle on est fier d'appartenir, dans lequel on se sent indispensable, reconnu, valorisé, rémunéré.
Dans toutes nos relations, quelles qu'elles soient, clients, fournisseurs, salariés, etc., on doit arriver à être l'entreprise qui fait du gagnant-gagnant. C'est-à-dire que travailler avec nous, ça les enrichit à long terme.
Comme je ne suis pas coté, je n’ai pas besoin de regarder le cours au quotidien. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en place les conditions pour que dans 10, 20 85 ans, l'entreprise soit toujours là. Il ne s’agit pas de gagner du fric, mais de faire une belle entreprise. C'est ça l'objectif de la vie.
Moi, ce que je recherche, c’est d’être dans une relation gagnant-gagnant avec toutes les parties prenantes. Dans toutes nos relations, quelles qu'elles soient, clients, fournisseurs, salariés, etc., on doit arriver à être l'entreprise qui fait du gagnant-gagnant. C'est-à-dire que travailler avec nous, ça les enrichit à long terme ; sortir du court terme qui est souvent du donnant-donnant.
Aujourd’hui, vous mettez beaucoup en avant l’idée d’alignement de l’activité sur l'efficacité énergétique…
C'est ce dont je suis le moins fier parce que c'est vraiment quelque chose qui est dans l'opportunité commerciale au départ. On a découvert une innovation sur un salon en Asie du Sud-Est : un petit dispositif électronique qui fait détecteur de présence et qu'on peut incorporer sous certaines conditions dans les luminaires. Ensuite, ça s’est sophistiqué pour détecter la lumière naturelle.
Maintenant, on est dans le smart lighting. Donc, si on est smart, on va avoir la possibilité d'aller adresser l'Internet des objets, sur la serrure, les rideaux, le chauffage etc. Qui dit capteur dit données d'ouverture, de fermeture, d'allumage, d'extinction, de présence, d'absence, etc. C'est de la donnée qu’on peut revendre. Etc.
Mais extérieurement, le produit est le même. La lumière, c'est la même. La géométrie du produit, le design, etc., c'est le même. Au final, quel est le réel avantage de cette histoire de luminaire qui s'allume tout seul ? L’économie d’énergie et donc le prix ? Pour nos clients à qui on vend, à savoir les installateurs électriques, ce n’est pas un enjeu.
Par contre, nous dit l'Ademe, un kilowattheure, c'est équivalent à 90 grammes de CO2. Et on pourrait dire, en faisant la différence, que tous les watts qu'on économise, ce sont des émissions de CO2 en moins. Les gens m’ont pris pour un fou. Mais je leur ai dit qu’il fallait bien qu'on trouve quelque chose pour dire que ça a un intérêt ce produit. Et donc, on est rentrés un peu par hasard dans l’efficacité énergétique.
Mais vous y êtes bien restés ?
De là, il nous est apparu nécessaire d’être crédibles, donc on a passé la certification ISO 14001, sur le management environnemental. On a commencé à faire de l'écoconception et de faire tourner des logiciels d'ACV [analyse cycle de vie]. Là, on est précurseurs. Une PME qui fait de l'ACV depuis plus de 10 ans maintenant et des profils environnementaux produits, ce n’est pas commun.
Au début, mes cadres et les commerciaux me disaient que le développement durable, ça ne nous a pas fait vendre un euro de plus. Pas grave, on se positionnait et la tendance allait venir.
Aujourd’hui, je peux aligner le 3++ Banque de France et vous dire que depuis 85 ans l'entreprise n'a jamais été aussi rentable. Donc, je pense que les entrepreneurs devraient s'y mettre parce que ça marche.
Quelle est la condition ? Que ce soit porté par le dirigeant. Je suis tout le temps en train de me poser des questions et tout le temps en train d'inventer des nouveaux trucs à expérimenter.
Vous mettez aussi beaucoup en avant la notion d’économie circulaire.
Elle prend de plus en plus de place sur le marché et donc, comme ça va complètement dans les tendances de limitation de l'utilisation des ressources, de l'appauvrissement, etc., c'est évident que pour nous, c'est une évidence. Mais il va falloir qu'on aille plus vite que le marché et qu'on soit, là encore, en position d'innovation par rapport aux pratiques. C'est-à-dire réparer des produits, conserver des pièces détachées pendant plusieurs années, les vendre, à un prix raisonnable, bref tout ce que la loi est en train de prévoir, que ce soit en France ou dans les directives européennes.
D’ailleurs, c’est un point important. Moi, ça fait des années que je vais dans les travaux de la Fédération européenne de l'éclairage, où il y a quelques multinationales qui sont présentes pour faire le lobbying auprès de la Commission. Moi, parce que je suis président du syndicat français du luminaire, j'y vais depuis longtemps. J'ai un peu moins de temps d'y aller maintenant, mais j'ai 5 ans d'avance sur tous mes confrères, puisqu'on est en train de discuter aujourd'hui de ce qui va devenir obligatoire en France dans plusieurs années.
Pour moi, le rôle du chef d'entreprise, c’est d'être au balcon plutôt qu'à l'intérieur. Il faut sentir, écouter et s'imprégner.
Vous êtes un homme de réseaux. Qu’allez-vous chercher dans tous les réseaux ?
Pour moi, le rôle du chef d'entreprise, c’est d'être au balcon plutôt qu'à l'intérieur. Il faut sentir, écouter et s'imprégner. Si vous voulez, j'ai des confrères, quelle que soit la crise, ils ne vont pas faire l’effort. Tous ceux qui privilégient le court terme, le terme privilégier n’est pas juste, il y a en fait une forme de culpabilité à ne pas y être, à ne pas partager les efforts.
Le Covid a eu un effet salutaire pour ça. Il y a effectivement des gens qui ont bien pris conscience de ça ne pouvait plus continuer comme ça ou que de toute façon, leur activité pouvait être remise en question, alors ils ont bougé des lignes. Et puis, vous avez le patron, qui dit : "vraiment, ce n'est pas le moment." Ça n'a jamais été plus le moment au contraire.
Vous êtes également très impliqué sur l’employabilité des jeunes et l’insertion.
Oui, c'est vraiment très important. Je m'implique parce que les satisfactions, on ne les a pas en étant juste à la surface. Je joue mon rôle dans les comités de quartier. Je fais des entretiens de simulation d'embauche avec des jeunes en quête d'employabilité qui sont pris soit par Pôle emploi, soit dans des associations.
Je ne vais pas à moi tout seul faire le quartier. C’est pour ça que j’en parle souvent ; j'ai envie qu'on soit nombreux à le faire. Et puis, humainement, c'est extraordinairement enrichissant. Redonner du sens, de l'espoir ou de l'envie à un jeune des quartiers, c’est génial !
Sur les stages d’une semaine pour les élèves de troisième, on a même eu la visite de Gabriel Attal quand il était secrétaire d'État à l'Enseignement. On a décidé qu’on n’allait pas en prendre qu’un seul ; finalement, on a pris 15 jeunes pour 35 salariés.
J’ai demandé à des associations de venir aider et on fait un programme de toute une semaine où on commence à parler de leurs talents. On finit la semaine en leur faisant créer un projet : c’est extraordinaire les idées qu’ont ces gamins. Ça provoque aussi de la satisfaction chez mes salariés qui sont associés.
C’est important de faire ça. Quand j’ai un jeune en face de moi, j’ai la jeunesse en face de moi. J’ai besoin de savoir à quoi ils carburent. La jeunesse, ce sont mes prochains salariés, mes prochains clients. C’est une partie prenante. Il faut qu’on se parle pour qu’on ait une qualité dans l’échange, avec de la sincérité.
Ceux qu’on recrute aujourd’hui, il n’y a pas si longtemps, on pouvait les avoir en apprentissage ou en stage. Comme les jeunes vont être zappeurs, on va avoir besoin de recruter de plus en plus.
Dans un entretien, vous faisiez le lien entre l’attractivité de l’entreprise et l’attractivité du territoire. Qu’entendez-vous par là ?
C’est exactement ce que j’étais en train de vous décrire par rapport à la banlieue aux portes desquelles l’établissement est installé, dans le quartier de l’Ariane. C’est un quartier difficile. Donc c’est clair qu’en étant proche de ce genre de quartier, le recrutement n’est pas facile. Si mon entreprise est dans un territoire dégueulasse, je ne suis pas très attractif.
Le territoire a une influence sur l’attractivité de l’entreprise, et réciproquement. Un territoire dans lequel toutes les sociétés sont en difficulté économique, ça n’incite pas non plus forcément les jeunes à y venir travailler.
Mais aujourd’hui, avec ce qu’on porte, ce qu’on véhicule, ce qu’il y a sur nos sites, les jeunes qui recherchent du sens, qui cherchent à se sentir bien et s’épanouir, etc., c’est chez moi qu’ils commencent à venir. Ils commencent à entendre parler de Résistex dans leurs écoles, dans leurs facs, un peu partout. Ce n’est pas une stratégie marketing avec un plan de communication, ça se fait dans le plus joyeux bordel et le plus joyeux enthousiasme, et dans la confiance.
Quand je sollicite à la dernière minute un salarié pour aller faire un exposé à l’IUT sur son parcours de ses études jusqu’à chez nous, il le fait peut-être pour moi, mais ça lui fait aussi vachement plaisir d’aller devant des presque collègues.
Avec mon expérience, je peux dire que le long terme vous rattrape très vite.
Bref, tout ça représente un investissement de long terme. Mais privilégier le long terme, c’est plus facile à dire qu’à faire. Quand vous êtes manager avec des exigences de rentabilité opérationnelle immédiate, le long terme, c’est quand vous avez le temps, c’est-à-dire jamais. Mais avec mon expérience, je peux dire que le long terme vous rattrape très vite.
Il y a de plus en plus une confusion entre long terme et court terme et entre important et urgent. Plus ça va, moins on règle les problèmes de fond et plus on a des problèmes à régler en urgence et moins on a le temps de s’asseoir pour réfléchir et mettre en place quelque chose qui soit fonctionnel.
Merci de votre lecture. J’espère que vous avez pris autant de plaisir à lire cet entretien que j’en ai pris à le mener. N’hésitez pas à le commenter, le partager et à vous abonner si vous découvrez La Machine à sens.
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Vivien.