#9 Est-ce tabou de vouloir être une entreprise à mission ?
Au sommaire : votre pouls va s'emballer au début ; je vais devoir le calmer. Retour également sur le salon Produrable.
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J’ai participé au salon Produrable qui avait lieu à Paris lundi et mardi. Vous retrouverez quelques impressions picorées mardi dans différentes sessions.
Au programme cette semaine :
Et si être vertueux était un bon critère pour monter un écosystème : exemple de Nouveaudepart.eu
Votre cœur va s’emballer avec des prises de position fortes sur les B Corp et les sociétés à mission…
… et puis, il va se calmer quand je répondrai à la question soulevée dans le titre.
Retour sur le salon Produrable avec mes notes sur trois panels.
Et si on redéfinissait la notion de succès pour les entreprises.
Du côté des entreprises
Je suis un hyper promoteur des partenariats et de la constitution d’écosystèmes. Pour moi, c’est vital pour une entreprise. Je sais à quel point c’est fastidieux de trouver les bons partenaires et les bonnes idées pour cimenter l’alliance, mais c’est un mal nécessaire. Plusieurs leviers sont indispensables, tels que des cibles clients similaires et de la confiance mutuelle, mais également des valeurs communes. Et si être B Corp ou société à mission pouvait faciliter les rapprochements ? C’est en tout cas ce que la nouvelle initiative de l’insurtech Luko et le fournisseur d’électricité verte Bulb me laisse penser. Toutes deux certifiées B Corp, elles ont lancé NouveauDepart.eu, plateforme qui permet de souscrire simultanément à des contrats d’assurance et d’électricité. L’initiative va s’ouvrir à d’autres partenaires, mais le site le précise : les entreprises doivent être “à impact positif”. C’est le cas notamment de BackMarket vente de produits électroniques reconditionnés) et Izidore (achat-vente de meubles en ligne).
Tous ces mouvements vers les entreprises à impact positif deviennent de plus en plus centraux auprès des investisseurs. Une étude américaine relayée dans The Conversation a été menée auprès des entreprises cotées modèles en matière de RSE. Elle confirme d’autres travaux concluant que cela influe peu sur le cours et le prix des actions. En revanche, les auteurs remarquent deux éléments importants : 1. une forte politique RSE attire davantage des investisseurs de long terme, ce qui est très bénéfique pour la prévisibilité et la stabilité d’une entreprise ; 2. on met davantage en lumière ces entreprises dans les publications financières, comme une sorte de gage de qualité.
Jeff Tannenbaum, le patron de Titan Grove Holdings, a une prédiction qui va plus loin :
I could see half of private equity and venture capital-backed businesses over the next five years be B Corps,” Tannenbaum said. “B Corps are quickly becoming the place where the next generation of workers wants to work.
Brice Rocher, le PDG du Groupe Rocher, société à mission, va encore plus loin !
Je sens un emballement soudain chez vous, amis lectrices/lecteurs. On va donc calmer tout ça rapidement en posant la question : malgré tout, n’est-ce pas encore un peu tabou de vouloir être entreprise à mission ? Il faut croire que certains ne sont pas prêts à prendre position publiquement. Entretien d’Olivier Farouz, PDG de Predictis et président du groupe Premium pour L’Assurance en mouvement. Le titre est accrocheur : “l’entreprise ne peut plus exister sans rôle social”. Le contenu est intéressant. Il esquive une première question sur la raison d’être de l’entreprise. Et le journaliste termine par la question : “Pourriez-vous diriger une entreprise à mission comme définie dans la loi PACTE ?” Tout y est a priori sauf un élément. Je vous laisse juge de la réponse :
[…] Pour répondre à votre question initiale, mon objectif et ma raison d’être en tant que PDG d’un groupe français, est de contribuer à casser les codes de la gestion de patrimoine, tenter de faire évoluer les mentalités, et participer à mon niveau à réparer un ascenseur social aujourd’hui en panne en France. […] Mes convictions ne sont pas « déclaratives », elles se retrouvent dans le quotidien de mes entreprises. Une entreprise ne peut plus exister sans un rôle social. Je ne supporte plus l’idée que les métiers de l’assurance soient réservés quasi majoritairement à une infime catégorie de la population. Le secteur de l’assurance a un rôle social, et doit donc évoluer de ce point de vue. Il faudrait qu’il y ait une remise en question globale au niveau des entreprises, afin de développer et promouvoir la justice sociale et le partage de richesse.
Du côté des idées
Comme je le disais la semaine dernière, je vous propose un retour sur le salon Produrable où j’étais mardi. Pas toujours évident de rentrer dans les salles, car le salon était très rempli, mais voici quelques notes des séances auxquelles j’ai pu assister.
Commençons par la session “Raison d’être : s’appuyer sur les ODD pour un impact renforcé ?” organisée par BL évolution. Il ne s’agissait pas vraiment de faire un lien entre les ODD et la raison d’être statutaire, mais plutôt d’illustrer comment les ODD peuvent être utilisés pour repenser différents aspects de l’entreprise.
Pour Sylvain Boucherand, directeur du cabinet, travailler sa raison d’être a trois vertus : alimenter la stratégie, favoriser l’innovation et mobiliser en interne.
Laurence Monnoyer-Smith, conseillère Environnement et Climat du président du CNES, nous a présenté comment le CNES s’était organisé pour réfléchir sur chacun des 17 ODD : un sponsorship du président, un groupe de travail et un responsable par ODD qui devait faire émerger l’impact du CNES sur chacun. Elle a beaucoup souligné l’importance de la transversalité pour bien percevoir l’impact d’un ODD sur l’ensemble. Elle a également évoqué un projet concret sorti de ce travail : la possibilité pour les collaborateurs d’utiliser leur épargne salariale dans les projets du CNES liés à l’environnement, tels que la co-génération de biomasse.
Armelle Perrin-Guinot de chez Véolia (avec un intitulé de poste incompréhensible pour le commun des mortels) a détaillé comment l’entreprise suivait la mise en oeuvre de la raison d’être statutaire. Elle s’articule autour de 18 indicateurs qui sont suivis régulièrement et qui sont utilisés dans les primes des managers pour rendre l’exercice incitatif. Elle n’a toutefois pas précisé à quel niveau de manager. Pour elle, les ODD sont utiles, car interroger l’impact de l’entreprise par rapport à ces objectifs peut permettre de modifier le business model.
Hélène Valade est davantage intervenue comme présidente de l’ORSE (Observatoire de la RSE) que directrice développement et environnement de LVMH. Elle rejoint le point de Laurence Monnoyer-Smith sur l’utilisation des ODD en transversalité, notamment pour en montrer toute l’interdépendance et faciliter la transformation de l’entreprise. En revanche, elle nuance le lien entre raison d’être et ODD, car, pour elle, cela ne facilite pas l’émergence d’indicateurs crédibles.
Anne-Catherine Husson-Traoré, DG de Novethic, a elle surtout insisté sur le changement de schéma mental nécessaire à appliquer dans les entreprises pour qu’elles atteignent les ODD. Pour elle, il existe des freins mentaux qui empêchent les sociétés de les embrasser réellement.
On reste dans la raison d’être avec “RSE et Raison d'être : cerner les différences pour [mieux] activer les synergies” organisée par le cabinet Nuova Vista. Sa directrice Anne-France Bonnet a replacé la définition des deux notions dans leur contexte, en insistant sur le côté normatif de la RSE, tandis que la raison d’être émane davantage d’un texte de loi. Elle a également précisé un point que j’ai trouvé tout à fait pertinent : avec la loi PACTE, la RSE est désormais un acquis au point de vue juridique, alors que la raison d’être vient s’inscrire au-dessus de tout dans l’entreprise, même de la stratégie. En d’autres termes, la RSE n’est plus un need to have, mais un must have. La raison d’être est en revanche un instrument qui peut être puissant pour le pilotage de son entreprise. Le cabinet sortira un rapport complet sur le sujet au mois d’octobre que je ne manquerai pas de lire et relayer.
Franck Carnero, Chief Mission Officer de la MAIF, est revenu sur l’adoption par l’assureur du statut d’entreprise à mission. Si cela s’inscrit dans la continuité de l’ADN et de l’histoire de l’entreprise, cela change toutefois beaucoup de choses. Il faut être plus transparent sur toutes les actions menées et sur les renoncements effectués. Sur ce dernier point, pour lui, il s’agit d’être dans une stratégie d’alignement plutôt que de petits compromis pour s’assurer que les renoncements sont bien compris et qu’ils s’inscrivent dans une dynamique de long terme. Tout est public, suivi par un comité de mission et contrôlé par un organisme de tiers indépendant. “On franchit un niveau de visibilité et d’exigence avec nous-mêmes”, a-t-il précisé. Il explique également l’importance de tisser des liens très forts avec les métiers pour éviter que la mission ne reste un objet de tour d’ivoire qui ne se traduit pas concrètement dans le business.
Vincent Perrotin, Directeur RSE du Groupe FDJ, a, lui, rappelé le contexte particulier dans lequel le travail sur la raison d’être s’est effectué, celui de l’entrée en bourse de l’entreprise. Cela a eu deux grandes vertus : rassurer en interne sur les missions de l’entreprise pour pérenniser le modèle unique de la FDJ ; et interroger toutes les parties prenantes internes et externes sur la raison d’être. Ils ont ainsi interrogé 200 collaborateurs pour l’exercice. Comme il l’a dit, “le chemin est presque aussi important que le résultat”. Pour s’assurer de la mise en oeuvre de la raison d’être, la FDJ a mis en place des indicateurs et lancera un comité de parties prenantes en décembre tout en s’appuyant sur des référents dans les différentes directions.
Finissons avec “Entreprise à mission : mode d'emploi” organisée par la Communauté des entreprises à mission. Guillaume Desnoes, le PDG d’Alenvi, a expliqué le choix du statut comme étant le meilleur moyen de formaliser les raisons qui avaient poussé les fondateurs à lancer leur entreprise. C’est un très bon outil pour communiquer non seulement auprès des aides soignantes qu’ils accompagnent, mais également des investisseurs dans le cadre de levées de fonds. J’ai beaucoup apprécié quand il a expliqué que ce statut permet de consacrer l’idée que la mission n’est pas celle de l’entreprise ; elle la transcende. C’est un objectif de société. En outre, ce statut permet des choix de cohérence plutôt que de se focaliser uniquement sur des KPIs. Cela a par exemple guidé le développement d’une appli de e-learning en freemium plutôt que payante, alors même que la concurrence s’oriente quasi uniquement sur des formations payantes à l’endroit des aides à domicile.
Pauline d’Orgeval, co-fondatrice de Deuxiemavis, s’est davantage axée sur l’importance de conserver la cohérence de la mission de départ. L’entreprise passera société à mission l’an prochain. Elle a expliqué l’importance des rechercher des actionnaires alignés avec les ambitions de l’entreprise, d’où son choix de se tourner vers des fonds à impact.
Emery Jacquillat, le président de la Camif, est pionnier en la matière. C’est la première fois que je l’écoutais “en vrai”. Pas de doute, il sait inspirer. L’entreprise est investie sur le sujet de longue date, puisqu’elle était entreprise à mission avant même que le statut n’existe officiellement… Toutefois, il a répété plusieurs fois que tous ces changements prenaient du temps et qu’il ne fallait ni le négliger, ni se précipiter, car les engagements sont fondamentaux. Pour lui, “une entreprise à mission, c’est devoir se remettre en question, s’aligner en permanence et savoir renoncer. […] L’entreprise qui saura prouver son utilité est l’entreprise de demain”. Pour moi, c’est surtout cette dernière partie qui distingue une entreprise à mission des autres : savoir renoncer.
Autres idées
Et si on redéfinissait le succès dans le monde du business ? De manière générale, le succès est défini en matière de chiffres d’affaires, de bénéfices, de parts de marché ou de valorisations d’entreprise. La focale est strictement financière et immédiate. Dans une tribune pour Fast Company, Sebastian Buck, PDG d’enso, un cabinet de conseil américain, veut changer cet état d’esprit. Pour lui, le succès repose trop sur l’idée “du dernier debout”, alors que le succès devrait davantage se mesurer sur la capacité de l’entreprise à générer et partager de la valeur et sur sa capacité à mener son activité de manière durable. Il insiste beaucoup sur l’importance pour une entreprise de participer à la vitalité d’un écosystème, idée que je trouve ultra-pertinente dans le monde actuel :
Far from hastening ultimate success, the idea of “winning,” of standing peerlessly alone, may be the ultimate self-limiting strategy for companies. Being surrounded by a vibrant ecosystem has to be better than being the last tree standing.
Bonne tribune sur la raison d’être et les pièges à éviter (confondre déploiement d’une raison d’être et garantie d’engagement de tous les collaborateurs) dans ParlonsRH.
C’est tout pour cette semaine. N’hésitez pas à partager, liker et commenter ! C’est toujours très apprécié.
Merci à vous et à vendredi prochain,
Vivien.