#57 Créer nativement sa société à mission: une bonne idée ?
Egalement décryptage de la mission de Shiptify; la société à mission comme argument de négo; définition arrêtée de la finance à impact; la RSE au centre de la présidence française de l'UE etc.
Bonjour,
Je publie cette missive avec une forme d’excitation. En effet, la Communauté des entreprises à mission organise sa première soirée “en présentiel” ce soir. Je sais que j’y retrouverai certains d’entre vous. Au plaisir d’échanger !
Cette semaine, j’ai décidé de m’attaquer à un sujet délicat : est-ce une bonne idée d’inscrire sa mission dans ses statuts dès la création de son entreprise ? Je vous fais une réponse de Normand : p’tèt ben qu’oui, p’tèt ben qu’non. Vos retours d’expérience seraient très intéressants. Si vous souhaitez les partager, n’hésitez pas à m’écrire un email ou à laisser un commentaire pour aiguiller de futurs entrepreneurs. L’entretien du mois de novembre mettra justement en avant une entreprise qui s’est créée à mission…
Je parle souvent de “saine contrainte” et donc créer une entreprise à mission peut représenter la saine contrainte par excellence. Le fait que 23% des sociétés à mission le soient nativement illustrent une tendance de fond. En effet, de plus en plus d’entrepreneurs créent leur société en ayant à l’esprit son utilité pour la société, au-delà de la création d’emplois et de l’effet positif sur les balances publiques. Ils veulent que leurs entreprises soient respectueuses de l’environnement, qu’elles participent d’enjeux de développement durable ou à un objectif sociétal bien défini. En cela, créer une société à mission offre un cadre. C’est ce cadre qui détermine ce qui est acceptable ou non dans le développement de l’entreprise. Par ailleurs, ces entrepreneurs ne sont pas forcément attirés par une stratégie d’hyper croissance ou même de croissance à tout prix. On crée dès l’amorçage de l’entreprise un alignement entre intérêts du/des fondateurs et objectifs de l’entreprise.
C’est une réelle contrainte, parce que lors de la création, on ne maîtrise pas tous les paramètres. On peut être tenté de prendre des raccourcis, d’adopter des solutions de facilité par souci de temps, de coût, d’efficacité. En naissant société à mission, on se ferme potentiellement des portes. Parfois, c’est volontaire, parfois, la prise de conscience se fait une fois la claque prise.
Cette saine contrainte peut également positionner l’entreprise différemment. Etre une société à mission, c’est penser l’innovation autrement ; c’est organiser son entreprise autrement. Ainsi, d’une saine contrainte peut émerger d’incroyables opportunités. On détermine très tôt les clients qu’on souhaite et ceux avec lesquels on ne veut pas s’engager. On package une offre qui reflète pleinement ce avec quoi on est en accord. On attire des talents qui se reconnaissent dans le projet. Et lorsque c’est la direction envisagée, on choisit les investisseurs avec lesquels on a envie de collaborer. Evidemment, tout cela n’est véritablement possible que lorsque tout va bien… sinon, cette saine contrainte devient un piège. Mais, en même temps, est-ce que créer son entreprise et trahir les fondements sur lesquels on l’a créée permet d’en assurer la pérennité et la capacité à la diriger au quotidien ? Etre engagé et cynique me semble incompatible sur le long terme…
Mais je reste partagé sur l’idée de fonder son entreprise à mission. En dépit des nombreux discours affirmant qu’il n’a jamais été aussi simple d’entreprendre, créer sa société demeure une prise de risque. Généralement, on fait des sacrifices financiers, soit en engageant une partie de son propre capital, soit en acceptant de gagner peu pendant une période plus ou moins longue. Par ailleurs, l’image de l’échec change à la vitesse d’un escargot en France. On dira ce qu’on veut : on salue l’échec surtout quand l’entrepreneur s’est relevé et a réussi après…
Donc, quand on crée son entreprise, il y a 1001 choses qui préoccupent l’esprit : définir son offre, trouver sa clientèle ou des points de vente, payer ses fournisseurs, rémunérer ses salariés, faire connaître son entreprise et 995 autres choses. Devenir une société à mission, et définir sa raison d’être et des objectifs statutaires ne me paraissent pas a priori les items les plus prioritaires sur la liste.
En outre, à la création, on dispose de peu de temps, peu de ressources et aucun recul sur son entreprise. Qui interroger dans ses parties prenantes pour définir sa raison d’être quand on n’a pas encore trouvé son marché ? Comment penser l’avenir de l’entreprise quand le présent est si fragile et incertain et le passé inexistant ? Comment établir des objectifs qui ne soient pas génériques ou très tournés sur son offre commercial quand on ne connait pas encore la singularité de son entreprise ? Le risque est d’utiliser la société à mission comme un cadre pour sa plateforme de marque et de se retrouver un peu enfermé dans un schéma qui peut s’avérer payant, mais qui peut rendre difficile un éventuel pivot ou étriqué si le périmètre d’action s’élargit.
J’y vois donc du pour et du contre et je pense qu’il faut bien en avoir conscience avant de se lancer dans cette démarche dès la création, aussi enthousiasmante soit-elle. Il n’y a, à mes yeux, aucun tort à attendre d’être plus structuré et plus au clair sur son projet, son marché, ses clients et ses équipes pour franchir le pas. Et cela n’implique pas pour autant de se désintéresser de l’impact de son entreprise dès la création !
Petite auto-promo : le deuxième épisode de mon débat avec Frédéric Fréry pour Purpose Info est désormais disponible. On y parle de la place de l’entreprise dans la politique. La vidéo est à retrouver ici.
Au sommaire :
🚚 Décryptage de la mission de Shiptify, entreprise spécialisée dans l’optimisation de la supply chain
🏄♀️ Surfrider Foundation Europe veut aller plus loin pour remplir ses objectifs
💆♂️ Bain Capital ferait d’Equans une société à mission s’il rachetait l’entreprise
👍 Au moins une nouvelle entreprise va bientôt passer à mission
👊 Le coup de gueule de Tim Saumet
❓ Venez découvrir la définition française et approuvée de la finance à impact
🤨 Tu es marketeur et tu t’intéresses au purpose. Mais pourquoi donc ?
📆 Trois événements à noter dans vos agendas
🎧 Mon son de la semaine : Caribou - You Can Do It
Du côté de l’entreprise
🚚 LA LOGISTIQUE DE DEMAIN.
La startup nantaise Shiptify vient d’annoncer l’adoption de la qualité de société à mission. Pas de surprise de retrouver une nouvelle entreprise nantaise grossir les rangs ! Et c’est loin d’être fini… L’entreprise offre une solution d’optimisation de sa chaîne logistique. Décryptons sa mission !
Sa raison d’être : “Donner à tous les acteurs de la chaîne logistique les moyens de construire ensemble les supply chains de demain : des supply chains responsables et efficientes.” Nous sommes ici sur une raison d’être très business avec un petit twist. Une seule partie prenante est mentionnée : les clients. C’est toujours un risque d’être mono-partie prenante dans une démarche multi-partie prenante. En effet, cela peut conduire à une démarche limitative. On n’en est pas loin. Le fait que la raison d’être parle de supply chains efficientes peut renvoyer à la logique d’optimisation et du juste à temps. Pas toujours très environment-friendly MAIS c’est contrebalancé par la notion de supply chains responsables. Equilibre pas toujours évident à tenir : lequel des deux l’emportera si l’efficience prime au détriment de l’aspect responsable ?
J’aurais probablement gagné en verve en formulant la phrase autrement sur sa deuxième moitié. “Les supply chains de demain”, c’est un concept qui reprend une sémantique marketing qui parle peu, donc j’aurais davantage qualifié la portée des adjectifs “responsables” et “efficientes”.
Plus généralement, les termes utilisés auraient pu être plus engageants pour l’entreprise. En l’état, Shiptify est un fournisseur de solutions, mais pas plus : proposer des solutions est-il suffisant pour construire des supply chains responsables et efficientes ?
Quid des objectifs ?
Aider les entreprises à mesurer leur empreinte environnementale
Faciliter l'accès à des solutions de transport vertueuses
Faciliter la mutualisation des transports entre nos clients
Selon ce que j’ai vu sur le site, ces trois objectifs reflètent des évolutions à venir. C’est positif ! Ils sont cohérents avec la raison d’être. Toutefois, ils sont encore une fois mono-partie prenante. Tout est tourné autour des clients. Et de fait, ils sont très (trop ?) business.
Le recours à des verbes comme “faciliter” est par ailleurs délicat, car ils ne sont pas très engageants. En soi, le simple fait d’offrir la solution peut être considéré comme l’objectif à atteindre. Egalement, aider à mesurer, c’est bien ; aider à réduire aurait été plus percutant pour la suite.
On sait que le secteur du transport est hyper scruté en raison de son empreinte carbone. Certes, Shiptify est un petit acteur au milieu de géants, mais c’est aussi ça la puissance d’une mission : participer à un effort qui dépasse l’entreprise, qui l’emmène à voir au-delà et à s’allier à d’autres pour traiter un enjeu global.
N’hésitez pas à me faire part de vos missions avant ou après publication pour un décryptage si vous le souhaitez. J’essaie toujours d’être critique MAIS constructif. Cela peut être utile pour vous en interne, afin de clarifier certains points, mais également pour d’autres qui sont en chemin et peuvent bénéficier d’éclairages. Et je peux m’abstenir de publier mon analyse… Je suis joignable à vivien@machineasens.info.
Retrouvez toutes les missions analysées !
🏄♀️ PAS FREQUENT !
Dans les débats sur les entreprises à impact, responsables engagées, vertueuses, rôles modèles etc., on distingue les sociétés commerciales des associations pour reprendre la distinction juridique. Ainsi, vous verrez rarement des associations impliquer dans des processus de labellisation ou de certification. Par exemple, une asso ne peut pas devenir société à mission. D’aucuns diront qu’il n’y a pas besoin, parce que les assos sont par essence au service de l’intérêt général. Un peu facile comme argument. Je trouve que c’est toujours oublier qu’on peut être “né” dans l’intérêt général et se perdre parfois…
C’est donc une belle surprise de voir Surfrider Foundation Europe obtenir la certification Positive Workplace. Cette ONG vise à protéger les plages, les côtes et les océans. Ce type de certification ne sert pas de gage de vertu, mais plutôt de support pour continuellement s’améliorer.
💆♂️ L’ENTREPRISE A MISSION COMME ELEMENT DE NEGO.
C’est intéressant de voir comme la qualité de société à mission peut être utilisée dans le cas de fusion et d’acquisition. Les cas sont encore rares, donc chaque fois qu’un cas se présente, c’est souvent une première ! Et à ma connaissance, en voici une. Les négociations vont bon train pour le rachat d’Equans, filiale de services multi-techniques d’Engie. Pas forcément les parties premières les plus sollicitées, les syndicats le sont cette fois-ci. Ils reçoivent à tour de rôle les différents repreneurs potentiels.
Et Bain Capital a décidé de sortir quelques armes astucieuses, dont l’entreprise à mission. Il s’avère que le fonds d’investissement mise beaucoup sur le social pour convaincre d’être le meilleur candidat au rachat. Ils ont notamment proposé qu’Equans devienne société à mission et augmente l’actionnariat salarié.
Je crois n’avoir encore jamais vu ce cas de figure où un racheteur potentiel utilise la carte “société à mission” pour montrer patte blanche ! Intéressant et à suivre…
👍 L’ENTREPRISE A MISSION, C’EST POUR BIENTÔT :
MV Group (groupe de conseil en stratégie digitale)
Citation de la semaine
“Les montants [de récentes levées de fonds] sont inédits, c’est vrai, mais, contrairement aux ministres, je n’ai pas le sentiment qu’il se passe "quelque chose de très grand en ce moment dans notre pays", ni que nous pouvons "ensemble, dessiner le monde de demain" de cette façon. J’ai plutôt l’impression d’un grand retour au "business as usual" où l’ampleur de la levée de fonds est le seul marqueur de réussite. Les aspects d’impact environnemental, de transition écologique, d’empreinte carbone sont totalement absents des déclarations que j’ai pu lire. Compte tenu des enjeux climatiques, réduire la réussite entrepreneuriale à une levée de fonds et y voir "l’avenir de la France" est un non-sens.” (Tim Saumet, co-fondateur de Tilkee, dans un post LinkedIn)
Du côté des idées
❓ LA FINANCE A IMPACT, QU’EST-CE C’EST ?
La finance à impact connait un essor véritable, mais ses contours restent assez flous. A des fins de clarification du champ d’action, Olivia Grégoire avait demandé à l’association Finance for Tomorrow de fournir une définition “à la française” de finance à impact. Le rapport est sorti et voici la définition retenue :
La finance à impact est une stratégie d’investissement ou de financement qui vise à accélérer la transformation juste et durable de l’économie réelle, en apportant une preuve de ses effets bénéfiques. Elle s’appuie sur les piliers de l’intentionnalité, de l’additionnalité et de la mesure de l’impact, pour démontrer:
1. La recherche conjointe, dans la durée, d’une performance écologique et sociale et d’une rentabilité financière, tout en maîtrisant l’occurrence d’externalités négatives;
2. L’adoption d’une méthodologie claire et transparente décrivant les mécanismes de causalité via lesquels la stratégie contribue à des objectifs environnementaux et sociaux définis en amont, la période pertinente d’investissement ou de financement, ainsi que les méthodes de mesure, selon le cadre dit de la théorie du changement;
3. L’atteinte de ces objectifs environnementaux et sociaux s’inscrivant dans des cadres de référence, notamment les Objectifs de Développement Durable, déclinés aux niveaux international, national et local.
📖 PRIORITES RSE POUR LA PRESIDENCE FRANCAISE.
La Plateforme RSE se positionne à quelques mois de la présidence française de l’Union européenne au premier semestre 2022. Dans un nouveau rapport, elle cherche à d’inciter l’administration française à pousser certains sujets. Trois en particulier : la fameuse Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), la taxonomie européenne et le droit de vigilance. Les trois enjeux sont à des stades de maturité législative différents.
L’enjeu est de taille pour la Plateforme RSE qui estime que l’UE doit continuer d’affirmer son leadership sur les enjeux RSE et extra-financiers, notamment à un moment où une bataille se joue sur le reporting extra-financier, arguant qu’il y a des visions différentes d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. A cette fin, le rapport formule onze recommandations pour la présidence française
🤨 LE “PURPOSE”, POUR QUOI FAIRE ?
Wiemer Snijders et Vincent Balusseau vont bientôt sortir l’ouvrage Mange ta soupe !, ouvrage destiné à offrir les bons repères aux marketeurs dans le contexte actuel. Dans un long entretien à La réclame, ils expliquent pourquoi le purpose est un miroir aux alouettes pour les marques (mon expression pas la leur). Cela se veut un reality check pour les marketeurs, qui prennent assez chers. C’est parfois cinglant, mais c’est très intéressant. Extraits choisis :
Quand vient le moment d’acheter, on sait malheureusement que ces considérations [sociales ou environnementales] ne jouent qu’un rôle mineur dans les décisions d’achat de la plupart des consommateurs. Si une marque souhaite accroître ses parts de marché, elle doit s’assurer d’être présente à l’esprit du plus grand nombre de consommateurs, dans le maximum de situations d’achat. Et la grande majorité des gens va penser à des choses beaucoup plus basiques que le purpose, une fois en magasin, ou sur Internet.
Disons-le sans détour : le Goodvertising a fait à la communication publicitaire ce que Trump a fait à la communication politique. Licence a été donnée de raconter n’importe quoi, n’importe comment, sous couvert de « Good ».
Je crains aussi que la profession ne se soit mise à fantasmer le consommateur français, voire qu’elle n’ait sombré dans une forme d’ivresse collective autour de l’importance que ce dernier accorderait au purpose.
📆 A VOS AGENDAS
Trois événements à noter la semaine prochaine :
19/10 : rendez-vous lyonnais des Universités d’été de l’économie de demain organisé par Impact France. Lien vers le programme et l'inscription
20/10 : webinaire de Nuova Vista et Balthazar avec pour titre : “La raison d’être, le jour d’après”. Au programme, retour d’expérience de la MAIF. Lien vers l'inscription
22/10 : événement organisé par Bpifrance Le Lab, en partenariat avec Mots clés et la Communauté des entreprises à mission, avec pour titre : “Se doter d’une raison d’être, devenir société à mission”. Au programme, des témoignages de dirigeants, dont Alenvi, Panopli, Cheval et Mirova. Lien vers le programme et l'inscription
Mon son de la semaine
On a tous besoin d’un petit shot de bonne humeur dans cette période du nouveau normal, encore plus quand on rentre progressivement dans l’automne. Et rien de mieux que le dernier single de Caribou, “You Can Do It”. Les amateurs de l’artiste britannique reconnaitront sa patte immanquable et enivrante. Les autres la découvriront sur ce tube euphorisant.
Si vous êtes arrivé.e jusque là, je présume que le contenu vous a plu. J’ai un petit service à vous demander : appuyez sur ❤. Cela permet d’améliorer le référencement de La Machine à sens et vous aidez ainsi à ce que d’autres découvrent cette newsletter plus facilement. Vous pouvez également partager le contenu sur les réseaux sociaux ou auprès de collègues.
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A jeudi prochain,
Vivien.