#58 Décryptage complet du rapport de Bris Rocher
Vous n'aurez presque plus besoin de le lire...
Chère lectrice, cher lecteur,
Le temps m’a manqué pour vous transmettre la missive hier, d’où cette publication aujourd’hui, vendredi. Missive un peu particulière, puisqu’elle sera entièrement consacrée au rapport sur la gouvernance d’entreprise remis par Bris Rocher, PDG du Groupe Rocher, à Bruno Le Maire et Olivia Grégoire.
L’objectif : aller plus en profondeur que la couverture médiatique que vous avez peut-être vue.
Contexte
Rappelons déjà le contexte de ce rapport. En avril dernier, Bruno Le Maire et Olivia Grégoire ont missionné Bris Rocher pour rédiger un rapport sur l’évaluation des dispositifs de gouvernance responsable mis en œuvre dans le cadre de la loi Pacte afin de formuler des propositions d’amélioration.
Depuis six mois, d’innombrables auditions ont eu lieu avec des dirigeants d’entreprise, des universitaires, des partenaires sociaux, des fédérations professionnels et des consultants pour mener à bien cette mission.
Structure
Ce rapport est structuré en trois grandes parties :
Essaimer
Crédibiliser
Se projeter
La première partie est dédiée à la sensibilisation réalisée et à venir pour améliorer la connaissance de ces dispositifs, pour diffuser des bonnes pratiques et des retours d’expérience.
La seconde porte sur le besoin d’asseoir davantage la crédibilité des dispositifs de la loi Pacte afin que les entreprises qui pourraient y avoir recours ne se voient pas taxer de “purpose-washing”.
La troisième est plus hétéroclite et couvre des sujets encore peu défrichés de la loi Pacte, tels que le fonds de pérennité.
Notons que ce rapport est très centré sur la société à mission même si on revient régulièrement sur les deux premiers étages de la fusée. Ce n’est pas étonnant, puisque c’est une des principales évolutions en matière de gouvernance que la loi Pacte instaure. C’est l’angle choisi et qui se justifie au détriment d’autres aspects de la loi Pacte qui sont soit passés sous silence ou qui sont rejetés dans une troisième partie qui fait un peu pot-pourri de projets qui ont moins de rapport.
Edito
Je vous incite à lire l’édito de Bris Rocher. C’est un plaidoyer puissant pour la société à mission ponctué de réflexions très pertinentes et quelques punchlines qui marquent les esprits. J’en retiens quelques-unes :
Notre rapport repose sur une conviction forte : il n’y a pas d’entreprise responsable sans investisseur responsable.
La raison d’être inscrite dans les statuts doit être déclinée de manière opérationnelle. Car il n’y a pas de raison d’être sans preuve de raison d’être.
On n’a sans doute pas assez souligné la puissance et l’originalité d’un modèle qui, au lieu de contraindre d’abord, invite chaque entreprise à se réapproprier et à réaffirmer le sens de son activité et de sa contribution pour le monde. La loi française a su démontrer qu’elle faisait confiance aux entreprises pour porter une responsabilité, dont elles avaient elles-mêmes à définir l’orientation et les axes de combats spécifiques.
Première partie : Essaimer
Il ne faut pas se voiler la face : 260 entreprises à mission, c’est très bien, mais le travail de sensibilisation reste énorme pour que ce nombre grossisse significativement à l’avenir. Pour le moment, la très grande majorité des sociétés à mission ont adopté la qualité par conviction et pour ancrer une posture déjà bien réelle dans les statuts.
Ce travail d’essaimage est donc clé. Avant de s’intéresser à l’analyse du rapport sur le sujet, il liste un certain nombre de freins identifiés pendant les auditions que je trouve utile de reprendre :
Méconnaissance des dispositifs par les entreprises, à commencer par la RSE.
Risque juridique : la raison d’être pourrait donc être susceptible, par exemple selon son degré de précision rédactionnelle ou au regard de la faiblesse des moyens affectés par la société, de donner lieu à des actions en responsabilité à l’encontre de la société ou de ses mandataires sociaux, notamment de la part de tiers qui seraient en mesure d’établir qu’un manquement dans les obligations liées à la poursuite de la raison d’être leur a causé un préjudice.
L’absence de contrepartie financière immédiate : aujourd’hui, passer société à mission ne génère aucun avantage fiscal par exemple. Le rapport rejette l’idée qu’il faudrait revenir sur cela, mais estime que « la question plus générale d’un traitement fiscal de faveur pour les sociétés générant des externalités positives devra donc être abordée ». Ce débat pourrait dépasser le cadre des sociétés à mission.
Une certaine appréhension sur l’ouverture de la gouvernance à un comité de mission et à un OTI.
L’affaire Danone.
Je pense qu’aucune de ces raisons n’empêche réellement les entreprises convaincues de franchir le pas. En revanche, elles illustrent les freins bien réels dans certains cas, et de facilité pour d’autres, qu’il faut pouvoir traiter afin de créer un mouvement beaucoup plus large de sociétés à mission en France.
Concernant l’essaimage, le rapport détaille plusieurs recommandations. Il propose la parution d’une guide pratique co-écrit par plusieurs acteurs majeurs du monde de l’entreprise pour mieux expliciter la fusée à trois étages de la loi Pacte, à commencer par le premier qui concerne toutes les entreprises, à savoir de prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux dans son activité. Disons que ça ne mange pas de pain de faire ce travail, même si la portée est souvent limitée surtout quand il y a beaucoup d’organismes mobilisés qui portent tous des intérêts politiques.
Un autre axe important porte sur l’échange de pair à pair au travers d’associations professionnels, comme le CJD, le METI ou la CPME. L’effort à fournir est important, mais le résultat pourrait être très positif. En effet, surtout dans le non coté, sans le sponsorship de la direction, le projet est mort-né. Le CJD travaille d’ailleurs sur ce sujet.
Sur du plus long terme, le rapport invite aussi à enseigner les enjeux de la RSE dans la formation continue. Quelques écoles commencent à rendre certains cours de cette nature obligatoires ou à construire des parcours dédiés, mais cela reste très limité.
Le rapport encourage également l’Etat actionnaire à pousser certains dispositifs, notamment la raison d’être et le développement de KPI dédiés. Le sujet de la société à mission est plus périlleux. Observez l’exercice de style un peu ubuesque : “L’Etat pourrait également encourager ses participations, notamment celles dotées de missions de service public, à s’interroger sur la pertinence de la qualité de société à mission.”
Deux autres recommandations sont également faites pour étendre la qualité de société à mission aux sociétés civiles, notamment pour les experts comptables, les avocats ou les notaires lorsque les individus ont constitué une société civile et non une société commerciale, aux GIE, voire aux associations. Pour le cas des groupements d’intérêt d’entreprise, évidemment, le sujet de l’extension de la mission à ses membres se poserait…
Enfin, une recommandation est faite d’homogénéiser les pratiques des greffiers qui valident les conditions de déclaration de la qualité de société à mission. Aujourd’hui, vous aurez des systèmes de validation assez différents d’un tribunal de commerce à un autre, ce qui complexifie encore davantage les démarches. Il ressort que certains greffiers sont trop zélés et d’autres pas assez par rapport aux conditions requises.
Deuxième partie : crédibiliser
Un des grands enjeux pour l’avenir est la nécessité de crédibiliser les dispositifs. Une raison d’être, finalement, c’est juste une phrase ; et la mission, chaque entreprise se la définit elle-même. On pourrait assez facilement craindre l’effet d’affichage.
Le rapport s’étale longuement sur les risques juridiques — un peu trop à mon goût. Je pense qu’il y a une vision théorique derrière laquelle se cachent pas mal d’entreprises. Elles affirment en effet craindre que n’importe quelle ONG pourrait venir l’attaquer si elles définissent une raison d’être ou une mission ou si elle est trop précise. Donc, ces entreprises ne font rien ou se contentent de formules vagues, qui in fine ne servent à rien.
Sur ce point en tout cas, le rapport invite les entreprises à inscrire la raison d’être dans les statuts plutôt que s’arrêter à sa définition. En effet, cet acte implique les actionnaires et réduit le risque de purpose-washing. Les auteurs vont plus loin en recommandant “que les sociétés dotées de raison d’être statutaire rendent compte une fois par an à leurs actionnaires de l’apport de la stratégie mise en œuvre et des résultats correspondants à la raison d’être”. Ce serait une évolution positive, car aujourd’hui, le collaboratif est mobilisé pour travailler sur la raison d’être, mais le suivi est beaucoup plus rare une fois la raison d’être validée. Et c’est un réel problème, car cela ne crédibilise en effet pas la démarche. Vous noterez également que dans les termes utilisés, la stratégie est définie à partir de la raison d’être, et pas l’inverse.
Des propositions plus techniques sont également proposées. La première serait de conditionner une partie du variable des directeurs et des salariés à des critères extra-financiers liés à la raison d’être (avec un seuil minimal de 20%), ainsi que l’intéressement avec le même seuil minimal. Quelques entreprises ont mis en place ce type de dispositif qui reste tout de même rare.
La crédibilisation passerait - on peut s’en douter - par un reporting adéquat. Pour les entreprises de plus de 500 collaborateurs, une DPEF est obligatoire. Dans le cadre de la fameuse CSRD dont je vous parle souvent, ce seuil devrait être abaissé à 250 et à toutes les entreprises cotées peu importe la taille. Une version plus allégée est à l’étude au niveau européen et devrait voir le jour pour 2025. Ainsi, le rapport propose de rendre ce reporting obligatoire même pour les entreprises de moins de 250 salariés à partir de 2027.
Je ne suis pas certain de comprendre s’il y aurait un lien avec le rapport de mission. Je comprends l’intérêt de la preuve par les chiffres, mais évitons de multiplier les différents reporting. C’est surtout sur les plus petites structures que les contraintes pèseront le plus. En tout cas, il faut éviter une situation où les sociétés à mission devraient montrer patte blanche et passer du temps à ce reporting, ce dont toutes les autres entreprises seraient dispensées. Sur ce sujet du reporting, un “level playing field” est fondamental !
Lien entre le conseil d’administration et le comité de mission
J’ai beaucoup parlé du rôle du comité de mission dans de précédentes missives. Le rapport semble privilégier une évolution du rôle du comité de mission avec des modalités positives et d’autres beaucoup moins.
En substance dans le rapport, le comité de mission passerait sous la tutelle du conseil d’administration ou de le principal organe de gestion de l’entreprise. J’ai déjà exprimé mes doutes sur une telle évolution.
Parfois un peu contradictoire dans ses propos, le rapport propose tout de même quelques évolutions importantes du comité. Elle s’articule autour de quelques grandes directions :
la préparation du rapport de mission se ferait en collaboration avec les organes de gestion et d’administration de l’entreprise (ie sous la tutelle du conseil d’administration, quid de son indépendance ?) ;
il apporterait un conseil sur la pertinence des objectifs opérationnels, ce qui dans les faits est déjà le cas ;
il questionnerait le niveau d’ambition et les indicateurs utilisés. Idem, c’est souvent le cas en pratique ;
la présentation annuelle aux organes de gestion et aux instances de représentation du personnel (CSE par exemple) ses observations, recommandations et, si besoin, alertes dans un format confidentiel. Il pourrait même formuler des oppositions par rapport à des choix stratégiques et opérationnels. C’est une proposition extrêmement intéressante, car le comité de mission n’a pas cette fonction aujourd’hui ;
exercer un rôle consultatif sur des sujets de stratégie d’entreprise qui pourraient affecter la mission (acquisition, lancement d’une marque, déploiement sur un pays, diversification d’activité). C’est également important, car ce n’est pas le cas aujourd’hui et cela positionnerait le comité de mission au cœur de la gouvernance ;
conseiller à faire évoluer la mission le cas échéant. C’est évidemment un peu tôt pour savoir des comités pourraient se jouer ce rôle, mais j’imagine qu’il serait effectivement bien placé pour jouer un rôle pivot dans cette démarche.
Le rapport s’attarde également sur l’importance de clarifier le rôle des OTI. On en a déjà parlé. Il s’agirait également de déconcentrer le marché des OTI pour créer de la concurrence et ainsi assurer des coûts compétitifs, notamment parce que la majorité des sociétés à mission sont des TPE et PME. Rappelons qu’aujourd’hui, le COFRAC n’a habilité aucun OTI. La Communauté des entreprises à mission recense les OTI ayant une recevabilité du COFRAC.
Troisième partie : se projeter
Le rapport présente quelques réflexions sur l’évolution du régime fiscal lié au fonds de pérennité, qui est aujourd’hui rarissime. Je ne suis même pas sûr que la dizaine ait été atteinte. Egalement, sur l’appréhension de l’acte anormal de gestion à la lumière des évolutions liées à la loi Pacte.
Enfin, le rapport propose de faire monter les dispositifs de la loi Pacte dans le débat européen. Dans le cadre de la CSRD actuellement en négociation, l’Union européenne pourrait introduire les trois étages de la fusée : prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux, la raison d’être statutaire, et la société à mission.
Connaissant un peu la mécanique bruxelloise, le premier étage me paraît envisageable. Certains gouvernements (pas besoin de les citer) pourraient s’y opposer, mais c’est suffisamment peu engageant pour ne pas générer trop de difficultés. Sur les deux autres étages, l’affaire est plus corsée. Ce sont des dispositifs très peu répandus en Europe et qui seraient l’objet de nombreux débats et négociations. Les inclure dans la CSRD, c’est l’assurance de faire des compromis un peu partout pour essayer de les caser dans une législative en cours de négociation et de les vider de leur substance. Donc, j’inviterais à la prudence.
Que la raison d’être et la société à mission gagnent le débat européen me paraît très pertinent, mais le débat européen se meut très doucement. Il ne faut donc pas griller des étapes au prix de braquer des Etats membres peu volontaires ou de devoir faire des compromis inacceptables.
Au niveau européen en tout cas, la négociation sur la CSRD devrait amener à une comptabilité intégrée normalisée mêlant informations financières et extra-financières. Le rapport l’appelle de ses vœux.
Conclusion
Le rapport Rocher est donc dense. C’est le premier exercice d’analyse “officiel” des dispositifs de gouvernance introduits par la loi Pacte. Il est bien difficile de savoir ce que le gouvernement conservera. Nous sommes en période électorale… Il faudra certainement attendre fin 2022 pour que de possibles suites législatives soient données. L’avantage est que le rapport Rocher pose les premières pierres d’un débat sur une éventuelle actualisation de la loi Pacte et que la campagne présidentielle puis législative laisse le temps de formuler d’autres propositions.
Il viendra a minima nourrir la présidence française de l’Union européen au premier semestre sur les dimensions internationales évoquées.
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A mercredi prochain pour l’entretien du mois,
Vivien.