#120 Quel type de professionnel engagé êtes-vous ?
Trois profils, également coup de gueule contre la raison d'être du Crédit agricole, ratio CA/CO2, l'ADEME un peu en crise, la construction durable et d'autres choses
Chère lectrice, cher lecteur,
Bienvenue dans cette 120e missive de La Machine à sens. Je vous partage un sentiment qui vaut ce qu’il vaut : j’ai l’impression que le printemps couplé d’un élan positif donnent des ailes à l’entreprise à mission. Les projets bourgeonnent. C’est enthousiasmant !
Passons au sommaire :
💭 Quel type de professionnel engagé êtes-vous ?
😤 Petit coup de gueule contre la raison d’être du groupe Crédit Agricole
👖 Asphalte va utiliser le ratio CA/CO2 dans sa stratégie
⛔ L’ADEME traverse une crise de gouvernance
📘 Recension de Le Management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris de Laure Bereni
🛠️ Que pensent les acteurs de la construction de la “construction durable” ?
🤔 La société à mission limite-t-elle la liberté d’entreprendre ?
🧠 Un peu plus de jus de crâne avec le cas de WeTransfer, IA quelqu’un, l’industrie frugale, et les vertus des écosystèmes
🎧 Mon son de la semaine : Sea Wolf - Back to the wind
Bonne lecture à picorer ou à dévorer !
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Beaucoup d’entre vous êtes responsables RSE, DD, managers de mission, consultants sur ces sujets ou investis sur ces sujets dans vos entreprises. En lisant Le management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris (chronique plus bas), Laure Bereni propose une grille d’analyse de l’ethos professionnel que je trouve adapté au-delà des questions de diversité.
Lorsqu’on travaille sur des domaines qui amènent des sujets de société dans l’entreprise, la frontière entre l’interne et l’externe tombe : promouvoir la diversité, réduire l’empreinte environnementale, combattre les discriminations, lutter contre le gaspillage etc.
Soudainement, des sujets qui ne sont pas immédiatement “business” viennent court-circuiter les process habituels : comment créer de nouveaux produits, générer plus de ventes, trouver de nouveaux marchés, se diversifier, investir, communiquer, recruter, faire sa comptabilité etc.
C’est là que le schéma de Laure Bereni est utile. Lorsque vous occupez des postes ou que vous accompagnez des entreprises sur des thématiques qui viennent affecter les process classiques, vous créez des tensions. Chaque personne se positionne alors sur ces deux axes :
la société — l’entreprise
la gestion — la critique
Selon ses recherches sur les managers de la diversité qu’on peut extrapoler, elle identifie trois grands profils :
l’experte investie : elle fait un lien fort entre l’impact de son entreprise et les sujets de société qu’elle traite, mais est pragmatique dans sa posture en estimant que si elle ne prend pas en compte les intérêts de son entreprise, elle ne pourra pas faire avancer ses sujets, quitte parfois à devoir avaler des couleuvres (ça c’est mon interprétation).
l’experte distanciée : elle occupe une position où des sujets de société sont associés, mais elle voit son poste comme un tremplin pour un autre. Elle le traite sans affect et sans pousser plus que de raison des dossiers qui pourraient jouer contre elle dans son évolution.
l’experte critique : c’est une personne militante qui challenge énormément en interne. C’est une sorte de poil à gratter qui ne rechigne pas à critiquer des positions trop conservatrices et qui peut privilégier des intérêts sociétaux davantage que ceux de l’entreprise, ce qu’elle estime nécessaire dans certains cas.
Vous reconnaissez-vous dans ces profils ? N’hésitez pas à partager vos expériences en commentaires sur le site ou en réponse directe.
L’idée n’est pas de dire qu’un profil est mieux qu’un autre ou que l’un d’eux permet d’obtenir de meilleurs résultats. Cela dépend beaucoup du niveau de maturité de l’entreprise, de sa culture et de ses ambitions.
😤Petit coup de gueule contre la raison d’être du Crédit Agricole
Le Crédit Agricole Ille-et-Vilaine vient de passer société à mission, mais je n’en ferai pas un décryptage. C’est certes une première pour une caisse régionale de la banque et les objectifs présentent un certain intérêt, mais pas la raison d’être.
L’entreprise reprend la raison d’être du groupe : “Agir chaque jour dans l’intérêt de nos clients et de la société”.
Présentée en juin 2019, quelques jours après le vote de la loi Pacte et en s’inscrivant à tort dans la lignée de cette juridiction, cette raison d’être n’était jusqu’alors pas statutaire. En devenant la première Caisse régionale à franchir le pas de la société à mission, elle le devient désormais.
Cette raison d’être est certes appuyée d’un manifeste, mais à la lire, elle manque le coche sur plusieurs aspects : elle n’est pas singulière (on peut difficilement faire moins singulier), n’explicite pas l’activité ni les enjeux auxquels l’entreprise souhaite répondre et est tellement englobante qu’elle ne restreint presque rien, ni ne marque de dynamique d’amélioration continue.
Si j’en parle, c’est davantage pour présenter un contre-exemple qu’une bonne pratique…
👖Asphalte va mesurer son ratio CA/CO2 pour établir sa stratégie
Dans le cadre de sa récente levée de fonds de 5 millions d’euros, la marque de vêtements en pré-commande Asphalte a poussé un peu plus loin son engagement environnemental. Il se caractérisait déjà par une offre de slow fashion, des fournisseurs le plus proche possible (pas forcément en France pour autant) et la volonté d’en trouver qui adoptent des démarches aussi écologiques et responsables que possible et d’en changer le cas échéant.
Dans le pacte d’actionnaires, l’indicateur de chiffre d’affaires est certes bien présent, mais chaque année, la marque va calculer le ratio entre CA et émissions de CO2. Ce ratio viendra alimenter les réflexions stratégiques du board. La maîtrise de ce ratio sera d’autant plus délicate que la levée de fonds doit permettre à Asphalte d’accélérer son déploiement en Europe et sur le segment féminin.
⛔L’ADEME connaît une crise de gouvernance après le rejet du candidat à la présidence
Depuis juin dernier, l’ADEME n’a toujours pas de président nommé. En effet, la candidature de Boris Ravignon qui fait fonction a été rejetée par le Sénat. Il avait passé le premier round en décembre dernier devant l’Assemblée nationale, mais les sénateurs de la commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable en ont décidé autrement.
Plusieurs raisons sont invoquées. La première est politique. Selon Novethic, les parlementaires estiment être trop peu considérés dans le choix de ce poste clé de la politique environnementale, donc ce refus marque leur mécontentement.
La seconde est liée au cumul des mandats. Boris Ravignon souhaitait conserver son poste de maire de Charleville-Mézières et président d’Ardennes Métropole. Même s’il s’était engagé à reverser les rémunérations de ces postes aux collectivités, le rythme semblait infernal et de premiers mécontentements émergeaient déjà au sein des équipes quant à sa disponibilité.
Bref, retour au tableau pour trouver un autre candidat…
Recensement. Le Management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris de Laure Bereni (Presses de Sciences Po, 2023).
Dans son nouvel ouvrage, la sociologue Laure Bereni s’attèle à une étude comparative entre le traitement de la diversité dans les grandes entreprises françaises et américaines. Cet objet d’étude a été nourri d’une dizaine d’années de terrain. En se focalisant notamment sur les managers de la diversité, cet ouvrage identifie les différences majeures qui existent dans le périmètre de leur métier et, par extrapolation, dans la compréhension des enjeux de diversité entre les deux pays.
Mais, au global, un aspect commun ressort : “la nature hybride du management de la diversité [liée au rôle d’intermédiation entre l’entreprise et la société] est ce qui le déstabilise et l’affaiblit potentiellement. La fusion de valeurs émanant des mondes du droit, de la morale et de la politique dans la raison gestionnaire n’est jamais aisée ou entièrement acquise.”
La comparaison entre les pratiques des deux côtés de l’Atlantique est riche d’enseignements. S’il est vrai que ces dispositions se sont structurées plus tôt aux Etats-Unis, la France n’est pas en reste. Au-delà de ce constat et de ce retour historique, les pratiques et les évolutions sont très différentes. Par exemple, en France, la diversité porte avant tout sur les femmes et les handicaps, tandis que les Etats-Unis mettent beaucoup plus en avant la question de la race, un tabou en France.
De même, aux Etats-Unis, pour s’imposer au plus grand nombre d’entreprises, le secteur de la diversité a énormément mis l’accent sur les business cases, alors qu’en France la diversité est perçue comme un enjeu plus normatif. En outre, côté américain, on établit une frontière parfois étanche entre la diversité, du domaine des RH et du business, et l’antidiscrimination, du domaine des risques, ce que les entreprises françaises ne font pas.
Cette plongée sociologique donne un ouvrage bien documenté qui éclaire un sujet encore assez marginal dans la bonne gestion des entreprises, même s’il ne cesse de progresser. Un aspect n’est pas traité et la question mérite débat : quel rôle jouent les syndicats, notamment dans les entreprises françaises ?
Cette étude permet de comprendre la fragilité sur laquelle reposent les politiques de diversité. En France, c’est ainsi beaucoup lié aux développements réglementaires. Comme l’écrit Laure Bereni, “cette enquête met au jour le caractère toujours incertain, problématique et précaire de l’appropriation managériale d’enjeux de société façonnés par le droit, l’action publique et les mouvements sociaux”. Cela pourrait être vrai d’autres thématiques que la diversité. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille baisser les bras !
Vous pouvez commander l’ouvrage ici.
P.S.: j’ai reçu l’ouvrage de l’éditeur.
🛠️Quelle est la perception des acteurs du bâtiment concernant la “construction durable” ?
L’Observatoire de la construction durable de Saint-Gobain vient de sortir son premier baromètre. Mélangeant une variété d’acteurs (professionnels, élus, associations et étudiants), cette enquête met en avant quelques aspects intéressants :
la dimension “durable” est avant tout associée à des enjeux environnementaux et moins des aspects sociaux (bien-être des employés et des résidents)
Seuls 26% des répondants estiment être parfaitement informés sur la construction durable.
Le coût lié à la construction durable reste l’obstacle principal. La première réponse pour en accélérer le déploiement pourrait être des offres plus compétitives (48% des répondants)
🤔La société à mission est-elle contraire au principe de liberté d’entreprendre ?
Comme je le dis toujours, il faut écouter les avis contraires. Dans une longue tribune sur son site, Valérie Bugault, chercheuse indépendante, démonte la société à mission. Ce concept serait au service d’une petite caste de banquiers apatrides qui veulent imposer leur vision de l’économie et, plus particulièrement aujourd’hui, la décarbonation.
Je vous passe de nombreux aspects un peu farfelus, mais une position m’a interpellé : la société à mission enfreindrait la liberté d’entreprendre. Si on fait fi des éléments qui affaiblissent son argumentaire, réfléchissons à cette question. La liberté d’entreprendre découle de l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1789. Rappelons sa formulation :
“La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.”
Elle n’est donc pas absolue par nature. En outre, la loi en France l’a effectivement bornée en plaçant notamment l’intérêt général comme un élément pouvant justifier de limiter la liberté d’entreprendre. Sans être juriste et sans prendre une posture très radicale, il me semble que ne pas détruire les ressources naturelles, ne pas émettre sans considération toujours plus de CO2, ne pas exploiter ses collaborateurs, ne pas faire travailler même indirectement des enfants etc. sont des pratiques qui participent à l’intérêt général et peuvent justifier de borner la liberté d’entreprendre.
Rappelons également que la société à mission est une qualité juridique facultative. Elle n’est pas imposée aux entreprises et si dans un avenir plus ou moins lointain, elle devait l’être—ce que à quoi je ne crois pas—ce ne serait pas au détriment de la liberté d’entreprendre, mais plutôt au service d’une contribution nécessairement positive de l’entreprenariat dans la société.
🧠 Un peu plus de jus de crâne
WeTransfer veut améliorer son bilan carbone et cela passe par d’innombrables actions, d’un bilan carbone à des recommandations de services de partage de vélo en déplacement, en passant par la publicité responsable. Bonne étude de cas dans BusinessGreen. (dites-moi par réponse d’email si vous souhaitez obtenir l’article)
ChatGPT et consorts nous feraient-ils oublier que derrière l’IA “il y a” quelqu’un ? se demande Julien de Sanctis dans la newsletter de Thaé
Dans un dossier le mois dernier, L’Usine Nouvelle s’est intéressée à un sujet clé : l’industrie peut-elle être frugale ? Dans un univers qui s’appuie souvent sur les progrès technologiques, l’enjeu n’est pas anodin. (dites-moi par réponse d’email si vous souhaitez obtenir l’article)
Dans un article pour Strategy+business, Lang Davison, Tom Archer, et Wayne Borchardt de PwC explique avec justesse les vertus de travailler en écosystème. C’est souvent une des meilleures approches pour accélérer l’innovation et stimuler la créativité.
🎧 Mon son de la semaine
Le fruit du hasard m’a fait écouter le dernier album de Sea Wolf, chanteur compositeur américain que j’avais laissé dans un coin de ma tête depuis bien longtemps. Quel bel album sorti en 2020. Ecoutez “Back To The Wind”, morceau magnifique plein d’émotions empreint de cette pop rock mélancolique que Sea Wolf maîtrise si bien.
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A la semaine prochaine,
Vivien.
Merci Vivien pour ta letter; toujours aussi intéressante et pertinente. J'écoute en en ce moment ta suggestion de musique Back to the wind de Sea Wolf - Top !